Vers une défaite occidentale en Afghanistan ?
Gilles Dorronsoro*
Une défaite occidentale en Afghanistan, impensable il y a quelques années encore, devient
aujourd’hui une hypothèse plausible. La « nouvelle » stratégie de l’administration Obama
passe essentiellement par une augmentation des moyens et ne suffira pas à renverser les
dynamiques actuelles. A l’inverse, la progression des talibans durant ces derniers mois
montre à quel point, démentant les clichés qui décrivent une insurrection composée de
groupes disparates, les Occidentaux sont confrontés à une organisation politique
hiérarchisée, appliquant une stratégie cohérente.
Contrairement à la coalition internationale, les talibans ont enregistré ces derniers mois des
progrès significatifs : consolidation du contrôle dans le Sud et l’Est, élargissement du
sanctuaire pakistanais et percée dans les provinces du Nord. Premièrement, ils ont
consolidé leur contrôle des campagnes dans les régions majoritairement pachtounes du Sud
et de l’Est. Leur objectif – neutraliser l’administration afghane au niveau du district – semble
atteint pour l’essentiel. Ils ont mené des opérations contre les chefs-lieux de districts
(occupation de quelques heures) et même de province (série d’attentats-suicides dans
Khost). La stratégie d’isolement des forces gouvernementales passe aussi par l’interdiction du territoire au personnel des ONGs (essentiellement afghan, les Occidentaux se déplaçant
très peu). Les humanitaires courent ainsi le risque d’être arrêtés à des postes talibans sur la
route et enlevés ou tués. Les Afghans travaillant pour les forces de la coalition sont visés par
les insurgés, ainsi que leur famille. En pratique, de plus en plus d’Afghans ne peuvent
revenir dans leur village sauf à courir des risques importants ou à avoir l’accord des talibans.
Dans l’est, les talibans ont marqué un point décisif en affaiblissant radicalement les
institutions tribales que les forces américaines espéraient utiliser contre l’insurrection.
L’équipe de reconstruction provinciale (PRT) basée à Gardez (la première établie en
Afghanistan) est maintenant largement isolée, les tribus coopérant volens nolens avec
l’insurrection. Profitant du vide qu’ils ont contribué à instaurer, les talibans ont construit une
administration parallèle, nommé des juges et des responsables de districts et levé l’impôt sur
les récoltes.
Deuxièmement, les talibans poursuivent leur percée dans les provinces du Nord. A partir des
districts qu’ils contrôlent dans la province du Badghris (Bala Murghab, Gormach), ils
s’implantent progressivement dans la province du Faryab et lancent des opérations jusque
dans celle du Jawzjan. Par ailleurs, des groupes sont actifs dans la province de Kunduz et
de Samangan. Ceux-ci sont encore numériquement limités, composés de quelques
centaines d’hommes par province, mais la faiblesse des forces de sécurité afghanes et la
passivité de l’ISAF expliquent les avancées de ces derniers mois. Deux éléments récents
indiquent une inflexion de la stratégie talib sur ce front. D’abord, le niveau de
professionnalisation des combattants s’est accru, les opérations simultanées (contre trois
postes de police dans un cas récent) et la mobilité des groupes montrent que les talibans ne
s’appuient plus majoritairement sur des combattants payés à l’opération. Ensuite, les
talibans cherchent à dépasser leur implantation initiale dans les poches pachtounes. Comme
dans le reste de l’Afghanistan, la plupart des Pachtounes considèrent que l’Etat est aux
mains des autres groupes ethniques et subissent localement des pressions des autres groupes (notamment des vols de terres). Cette implantation initiale faisait courir le risque à
l’insurrection d’être circonscrite à un groupe localement minoritaire. Pour essayer d’élargir
leur base ethnique, les talibans ont recruté des Turkmènes et des Ouzbeks (dans quelques
cas des militants d’Ouzbékistan) et peuvent donc opérer dans les régions proches de la
frontière ouzbèke. Le passage attendu des convois de l’OTAN (venus du Tajikistan et de
l’Oubékistan) dans ces provinces pourrait constituer un élément de déstabilisation
supplémentaire.
Enfin, la frontière est largement ouverte à l’insurrection, qui bénéficie d’un sanctuaire étendu
et relativement sûr au Pakistan, notamment dans les Federally Administered Tribal Areas
(FATA) et au Baloutchistan. Les postes américains situés sur la frontière sont en pratique
inefficaces pour contrôler les passages. Dans la Kunar, les attaques quotidiennes
(principalement menées à partir des villages proches) contre les postes frontière indiquent
l’échec patent de ce type de dispositif.
Face à ces progrès, la coalition internationale n’est pas parvenue à surmonter ses difficultés
structurelles et à définir une stratégie cohérente. Sur le premier point, la position des forces
allemandes dans le nord est un bon exemple des limites de la coalition. Du fait de règles
d’engagement extrêmement strictes et d’une volonté politique d’éviter à tout prix les pertes,
les forces allemandes n’ont qu’un rôle marginal dans la sécurité de la population du nord
(provinces de Kunduz et Mazar-i Sharif). Mi-avril, les talibans ont organisé une attaque
contre un poste de police à la sortie de la ville de Kunduz. L’affrontement a duré plusieurs
heures, mais les troupes allemandes, pourtant proches, ne sont pas intervenues. C’est la
police locale, mal payée et mal équipée, qui s’est déplacée (et a perdu deux hommes). De
plus, le turnover des soldats, qui ne restent jamais au-delà de quatre mois, interdit toute
intégration locale. Si le cas des Allemands est frappant, l’ensemble des Occidentaux (civils
compris) vivent dans un monde parallèle. Kaboul, dont la moitié du centre-ville est interdite aux Afghans ordinaires, offre un bon exemple de la privatisation de la sécurité qui s’effectue
au détriment de la population.
Sur le deuxième point, l’envoi de renfort (17 000 hommes) dans les provinces où les talibans
sont le mieux implantés (Zabul, Kandahar, Helmand) indique une mauvaise lecture des
rapports de force. Trois éléments amènent en effet à penser que les renforts ne produiront
pas d’effet significatif. La coalition est maintenant rejetée de façon claire par les habitants et
l’implantation des talibans au sein de la population rend illusoire la « sécurisation » des
villages. Ensuite, il n’y a plus de structure étatique afghane dans ces provinces. Si elle veut
occuper le terrain, la coalition ne pourra donc pas s’appuyer sur des forces afghanes et elle
ne dispose pas d’effectifs suffisants pour occuper un espace significatif. Les alliés locaux des
Occidentaux sont souvent très liés au trafic d’opium et les tentatives pour en éradiquer la
culture pourraient se heurter à des oppositions féroces (une partie des attaques contre la
police en charge de l’éradication ne vient pas des talibans). Enfin, la frontière avec le
Pakistan est largement ouverte, les talibans peuvent choisir de passer au Pakistan (ou de se
réfugier dans les montagnes) en cas d’attaque américaine, la coalition ne peut pas les forcer
au combat. La coalition internationale a marqué quelques points autour de Kaboul : les
Français ont connu des succès tactiques, mais restent isolés au milieu d’une population
hostile, alors que les Etats-Unis ont sécurisé la route du sud jusqu’à Gardez (le jour).
La construction des institutions afghanes de sécurité, clé d’un désengagement militaire
occidental, se poursuit avec de médiocres résultats. Malgré des progrès à Kaboul, la police
est encore mal équipée et mal payée (et souvent corrompue). De plus, les talibans en ont fait
une cible prioritaire. L’institution judiciaire est inexistante pour une grande partie de la
population (qui a recours à l’arbitrage privé ou aux juges talibans). Plus inquiétant, elle
devient difficile à réformer de l’extérieur en raison des blocages institutionnels internes.
Enfin, l’armée afghane continue sa montée en puissance numérique, mais le command and control est encore très insuffisant et l’ANA ne peut pas coordonner des opérations au-delà
d’une centaine d’hommes engagés.
La principale faiblesse des talibans tient paradoxalement à leur succès au Pakistan et donc
au risque de se retrouver obligés de combattre sur deux fronts si l’armée pakistanaise se
décidait à engager une opération radicale contre les sanctuaires talibans au Pakistan. Le
niveau relativement élevé de centralisation des talibans fait que l’arrestation de leur
leadership, notamment à Quetta, aurait des effets importants. Le prix à payer – de lourds
combats et probablement des millions de réfugiés internes – et la perception encore bien
établie d’une menace indienne rendent cette hypothèse peu probable.
Le niveau de ressources mobilisables par la coalition est maintenant proche de son
maximum (en tout cas du côté européen). La guerre s’américanise de plus en plus
nettement, signifiant officieusement l’échec de l’OTAN comme organisation militaire, mais
sans que le leadership américain produise une plus grande cohérence sur le terrain. Si la
coalition ne transforme pas rapidement ses pratiques et sa stratégie, on voit mal comment
elle pourrait s’opposer à une insurrection devenue nationale. La percée au nord, si elle se
confirme, devrait conduire à un retrait précipité et, à terme, à un retour au pouvoir des
talibans.
Gilles Dorronsoro est professeur de science
politique à Paris-I, actuellement détaché au
Carnegie Endowment for International Peace de
Washington. Il est notamment l’auteur de La
révolution afghane. Des communistes aux
tâlebân, Paris, Karthala, 2000.
Gilles Dorronsoro - Vers une défaite occidentale en Afghanistan ? - Juin 2009
http://www.ceri-sciences-po.org
Gilles Dorronsoro*
Une défaite occidentale en Afghanistan, impensable il y a quelques années encore, devient
aujourd’hui une hypothèse plausible. La « nouvelle » stratégie de l’administration Obama
passe essentiellement par une augmentation des moyens et ne suffira pas à renverser les
dynamiques actuelles. A l’inverse, la progression des talibans durant ces derniers mois
montre à quel point, démentant les clichés qui décrivent une insurrection composée de
groupes disparates, les Occidentaux sont confrontés à une organisation politique
hiérarchisée, appliquant une stratégie cohérente.
Contrairement à la coalition internationale, les talibans ont enregistré ces derniers mois des
progrès significatifs : consolidation du contrôle dans le Sud et l’Est, élargissement du
sanctuaire pakistanais et percée dans les provinces du Nord. Premièrement, ils ont
consolidé leur contrôle des campagnes dans les régions majoritairement pachtounes du Sud
et de l’Est. Leur objectif – neutraliser l’administration afghane au niveau du district – semble
atteint pour l’essentiel. Ils ont mené des opérations contre les chefs-lieux de districts
(occupation de quelques heures) et même de province (série d’attentats-suicides dans
Khost). La stratégie d’isolement des forces gouvernementales passe aussi par l’interdiction du territoire au personnel des ONGs (essentiellement afghan, les Occidentaux se déplaçant
très peu). Les humanitaires courent ainsi le risque d’être arrêtés à des postes talibans sur la
route et enlevés ou tués. Les Afghans travaillant pour les forces de la coalition sont visés par
les insurgés, ainsi que leur famille. En pratique, de plus en plus d’Afghans ne peuvent
revenir dans leur village sauf à courir des risques importants ou à avoir l’accord des talibans.
Dans l’est, les talibans ont marqué un point décisif en affaiblissant radicalement les
institutions tribales que les forces américaines espéraient utiliser contre l’insurrection.
L’équipe de reconstruction provinciale (PRT) basée à Gardez (la première établie en
Afghanistan) est maintenant largement isolée, les tribus coopérant volens nolens avec
l’insurrection. Profitant du vide qu’ils ont contribué à instaurer, les talibans ont construit une
administration parallèle, nommé des juges et des responsables de districts et levé l’impôt sur
les récoltes.
Deuxièmement, les talibans poursuivent leur percée dans les provinces du Nord. A partir des
districts qu’ils contrôlent dans la province du Badghris (Bala Murghab, Gormach), ils
s’implantent progressivement dans la province du Faryab et lancent des opérations jusque
dans celle du Jawzjan. Par ailleurs, des groupes sont actifs dans la province de Kunduz et
de Samangan. Ceux-ci sont encore numériquement limités, composés de quelques
centaines d’hommes par province, mais la faiblesse des forces de sécurité afghanes et la
passivité de l’ISAF expliquent les avancées de ces derniers mois. Deux éléments récents
indiquent une inflexion de la stratégie talib sur ce front. D’abord, le niveau de
professionnalisation des combattants s’est accru, les opérations simultanées (contre trois
postes de police dans un cas récent) et la mobilité des groupes montrent que les talibans ne
s’appuient plus majoritairement sur des combattants payés à l’opération. Ensuite, les
talibans cherchent à dépasser leur implantation initiale dans les poches pachtounes. Comme
dans le reste de l’Afghanistan, la plupart des Pachtounes considèrent que l’Etat est aux
mains des autres groupes ethniques et subissent localement des pressions des autres groupes (notamment des vols de terres). Cette implantation initiale faisait courir le risque à
l’insurrection d’être circonscrite à un groupe localement minoritaire. Pour essayer d’élargir
leur base ethnique, les talibans ont recruté des Turkmènes et des Ouzbeks (dans quelques
cas des militants d’Ouzbékistan) et peuvent donc opérer dans les régions proches de la
frontière ouzbèke. Le passage attendu des convois de l’OTAN (venus du Tajikistan et de
l’Oubékistan) dans ces provinces pourrait constituer un élément de déstabilisation
supplémentaire.
Enfin, la frontière est largement ouverte à l’insurrection, qui bénéficie d’un sanctuaire étendu
et relativement sûr au Pakistan, notamment dans les Federally Administered Tribal Areas
(FATA) et au Baloutchistan. Les postes américains situés sur la frontière sont en pratique
inefficaces pour contrôler les passages. Dans la Kunar, les attaques quotidiennes
(principalement menées à partir des villages proches) contre les postes frontière indiquent
l’échec patent de ce type de dispositif.
Face à ces progrès, la coalition internationale n’est pas parvenue à surmonter ses difficultés
structurelles et à définir une stratégie cohérente. Sur le premier point, la position des forces
allemandes dans le nord est un bon exemple des limites de la coalition. Du fait de règles
d’engagement extrêmement strictes et d’une volonté politique d’éviter à tout prix les pertes,
les forces allemandes n’ont qu’un rôle marginal dans la sécurité de la population du nord
(provinces de Kunduz et Mazar-i Sharif). Mi-avril, les talibans ont organisé une attaque
contre un poste de police à la sortie de la ville de Kunduz. L’affrontement a duré plusieurs
heures, mais les troupes allemandes, pourtant proches, ne sont pas intervenues. C’est la
police locale, mal payée et mal équipée, qui s’est déplacée (et a perdu deux hommes). De
plus, le turnover des soldats, qui ne restent jamais au-delà de quatre mois, interdit toute
intégration locale. Si le cas des Allemands est frappant, l’ensemble des Occidentaux (civils
compris) vivent dans un monde parallèle. Kaboul, dont la moitié du centre-ville est interdite aux Afghans ordinaires, offre un bon exemple de la privatisation de la sécurité qui s’effectue
au détriment de la population.
Sur le deuxième point, l’envoi de renfort (17 000 hommes) dans les provinces où les talibans
sont le mieux implantés (Zabul, Kandahar, Helmand) indique une mauvaise lecture des
rapports de force. Trois éléments amènent en effet à penser que les renforts ne produiront
pas d’effet significatif. La coalition est maintenant rejetée de façon claire par les habitants et
l’implantation des talibans au sein de la population rend illusoire la « sécurisation » des
villages. Ensuite, il n’y a plus de structure étatique afghane dans ces provinces. Si elle veut
occuper le terrain, la coalition ne pourra donc pas s’appuyer sur des forces afghanes et elle
ne dispose pas d’effectifs suffisants pour occuper un espace significatif. Les alliés locaux des
Occidentaux sont souvent très liés au trafic d’opium et les tentatives pour en éradiquer la
culture pourraient se heurter à des oppositions féroces (une partie des attaques contre la
police en charge de l’éradication ne vient pas des talibans). Enfin, la frontière avec le
Pakistan est largement ouverte, les talibans peuvent choisir de passer au Pakistan (ou de se
réfugier dans les montagnes) en cas d’attaque américaine, la coalition ne peut pas les forcer
au combat. La coalition internationale a marqué quelques points autour de Kaboul : les
Français ont connu des succès tactiques, mais restent isolés au milieu d’une population
hostile, alors que les Etats-Unis ont sécurisé la route du sud jusqu’à Gardez (le jour).
La construction des institutions afghanes de sécurité, clé d’un désengagement militaire
occidental, se poursuit avec de médiocres résultats. Malgré des progrès à Kaboul, la police
est encore mal équipée et mal payée (et souvent corrompue). De plus, les talibans en ont fait
une cible prioritaire. L’institution judiciaire est inexistante pour une grande partie de la
population (qui a recours à l’arbitrage privé ou aux juges talibans). Plus inquiétant, elle
devient difficile à réformer de l’extérieur en raison des blocages institutionnels internes.
Enfin, l’armée afghane continue sa montée en puissance numérique, mais le command and control est encore très insuffisant et l’ANA ne peut pas coordonner des opérations au-delà
d’une centaine d’hommes engagés.
La principale faiblesse des talibans tient paradoxalement à leur succès au Pakistan et donc
au risque de se retrouver obligés de combattre sur deux fronts si l’armée pakistanaise se
décidait à engager une opération radicale contre les sanctuaires talibans au Pakistan. Le
niveau relativement élevé de centralisation des talibans fait que l’arrestation de leur
leadership, notamment à Quetta, aurait des effets importants. Le prix à payer – de lourds
combats et probablement des millions de réfugiés internes – et la perception encore bien
établie d’une menace indienne rendent cette hypothèse peu probable.
Le niveau de ressources mobilisables par la coalition est maintenant proche de son
maximum (en tout cas du côté européen). La guerre s’américanise de plus en plus
nettement, signifiant officieusement l’échec de l’OTAN comme organisation militaire, mais
sans que le leadership américain produise une plus grande cohérence sur le terrain. Si la
coalition ne transforme pas rapidement ses pratiques et sa stratégie, on voit mal comment
elle pourrait s’opposer à une insurrection devenue nationale. La percée au nord, si elle se
confirme, devrait conduire à un retrait précipité et, à terme, à un retour au pouvoir des
talibans.
Gilles Dorronsoro est professeur de science
politique à Paris-I, actuellement détaché au
Carnegie Endowment for International Peace de
Washington. Il est notamment l’auteur de La
révolution afghane. Des communistes aux
tâlebân, Paris, Karthala, 2000.
Gilles Dorronsoro - Vers une défaite occidentale en Afghanistan ? - Juin 2009
http://www.ceri-sciences-po.org