Un capitalisme «au-delà du marché»
Économie de marché ou capitalisme des oligopoles ? (1/4)
Par Samir Amin, économiste et président du World Forum for Alternatives, qui explique l'importance des différentes classes dans la définition du capitalisme. Aujourd'hui, c'est la haute finance qui tient les ficelles, à telles point que l'État lui est soumis.
Capitalisme et économie de marché ne sont pas synonymes, comme voudrait le faire croire le discours politique dominant et les économistes conventionnels. Le caractère spécifique propre au capitalisme est celui d'un système fondé sur la propriété privée des moyens de production. Une propriété qui est par définition celle d'une minorité, privilégiée. Une propriété qui est celle d'équipements importants (autres que la propriété du sol) à la hauteur des technologies modernes de la production depuis deux siècles, à partir de la première révolution industrielle (début du XIXe siècle), et les suivantes. La majorité, non propriétaire, est alors contrainte de vendre sa force de travail : le capital emploie le travail, le travail ne dispose pas librement des moyens de production. Le contraste de classe bourgeoisie/prolétariat définit le capitalisme, le marché n'est que la forme de la gestion de son économie sociale.
Cette définition situe donc le propre du capitalisme non «dans le marché», mais «au-delà du marché», dans le «monopole» que représente la propriété privée. Pour Marx, et après lui Braudel et même Keynes (en partie), il s'agit là d'une évidence plate, dont l'idéologie dominante feint d'ignorer l'importance décisive, pour lui substituer celle du «marché».
La bourgeoisie, une classe fractionnée
La bourgeoisie en question a elle même évolué du cours du déploiement de l'histoire du capitalisme. Mais si cette classe a toujours exercé un pouvoir économique, social et politique collectif dominant à toutes les étapes de cette histoire moderne, permettant ainsi sa reproduction et son développement, elle a également toujours été fortement hiérarchisée. Il y a donc toujours eu des fractions de cette classe qui commandent les hauteurs dominantes du système économique. Ces fractions ont parfois été en mesure d'exercer un pouvoir de tutelle puissant sur l'ensemble de la classe, et dans ce cas ont prélevé sur le surproduit collectif produit par l'exploitation du travail une «rente de monopole» décisive. En apparence ce prélèvement est produit par le fonctionnement de mécanismes de marché. Mais il ne s'agit là que d'une apparence, le monopole social et politique étant lui, le moyen véritable par lequel opère cette ponction.
Dans certaines conditions la puissance de ce monopole a été réduite par l'intervention politique des couches capitalistes «moyennes» (et même «petites») et la recherche d'une alliance bourgeoise large, nécessitée entre autre pour faire face au défi des classes populaires. Dans ce cadre il est même arrivé que l'alliance exige un «compromis social capital/travail» moins défavorable aux travailleurs. Ce fut le cas du capitalisme du Welfare State de l'après seconde guerre mondiale. Il est donc toujours important de qualifier l'état des conflits sociaux et politiques propre à chacune des phases de l'histoire concrète du capitalisme réellement existant. Les caractéristiques propres à une phase donnée sont le produit complexe à la fois des transformations internes du système productif (technologies, degré de centralisation du capital, etc.) et de l'équilibre des forces sociales et politiques spécifique au moment considéré.
Samir Amin (DR)
Les dominants régulent les marchés à leur profit
La strate dominante du capital doit être qualifiée de «grand capital financier». Non au sens qu'il s'agirait de capitalistes opérant dans le secteur financier du système (banques et autres), mais au sens qu'il s'agit de capitalistes ayant un accès privilégié aux capitaux nécessaires pour l'épanouissement de leurs activités, lesquelles peuvent concerner différents secteurs de l'économie (production industrielle, commercialisation, services financiers, recherche et développement). Cet accès privilégié leur donne un pouvoir particulier et puissant dans le façonnement des marchés, qu'ils régulent donc à leur profit. En particulier c'est ce groupe oligopolistique de la bourgeoisie qui, dans la phase actuelle, domine le marché financier (les taux d'intérêts) et, dans l'économie mondiale celui des taux de change. C'est elle qui commande les investissements décisifs dans les branches dominantes de l'économie, les investissements à l'étranger, le grand commerce international des produits de base, la recherche technologique de pointe, les fusions etc.
La puissance de cette strate est telle qu'elle entre en concurrence avec l'État, représentant collectif du capital et gestionnaire du bloc social hégémonique qui assure la valorisation et l'accumulation du capital. Un bloc qui dans certaines circonstances (celles du Welfare State) prenait en considération les exigences du compromis capital/travail en exercice.
L'État est domestiqué au service de la haute finance
Dans certaines circonstances donc l'État intervient pour limiter les pouvoirs de la haute finance. Il se donne les moyens de contrôler le marché financier, la Banque Centrale exerçant alors un pouvoir décisif dans la détermination des taux d'intérêts, de contrôler les relations extérieures par le contrôle des changes à des degrés divers etc. Il va parfois même plus loin, l'État imposant sa tutelle sur la recherche et les décisions concernant les investissements majeurs. Ces pratiques peuvent dépasser de loin les seules politiques de la dépense publique et de l'endettement public, et les politiques dites monétaires. Les combats de Keynes allaient exactement dans ce sens comme Dostaler l'a écrit .
Mais dans d'autres circonstances la haute finance parvient à domestiquer l'État et à le réduire au statut d'instrument à son service. Les thèmes de la privatisation à outrance, de la «dérégulation» des marchés (entendue comme l'abolition des interventions régulatrices de l'État, abandonnant à la haute finance le contrôle des marchés), du retrait de l'État sont alors orchestrés, organisés en un ensemble doctrinal et idéologique adéquat.
Nous sommes dans un moment de ce type. La raison de cette évolution ne réside pas pour l'essentiel dans la nature des transformations objectives des systèmes productifs, en rapport avec la concentration et la centralisation du capital, les révolutions technologiques en cours etc. Ces transformations sont réelles, et exercent leur pouvoir dans la modulation des formes d'exercice des pouvoirs de commandement de la haute finance. Mais à l'origine de ce véritable renversement des rapports de force, de la substitution directe de la haute finance à l'État, il y a pour l'essentiel des raisons politiques et sociales: l'érosion et l'épuisement des formes de régulation de la reproduction économique et sociale propres à l'après seconde guerre mondiale. Ces formes – le Welfare State en Occident développé, le socialisme réellement existant à l'Est, les populismes nationaux dans le tiers monde – avaient régenté à la fois les rapports sociaux à l'intérieur de chacun des trois groupes de sociétés concernées et les rapports internationaux. La page de cette phase de l'histoire est tournée. L'épuisement – voire l'effondrement – des systèmes de l'après guerre a inversé les rapports de force au bénéfice du capital, et la haute finance s'est trouvée de ce fait capable de s'emparer des postes de commande.
Les secrets d'une stratégie économique au service de la haute finance
Économie de marché ou capitalisme des oligopoles ? (2/4)
Par Samir Amin, économiste et président du World Forum for Alternatives, qui décrypte, dans cette série d'articles, la «financiarisation du système», cette stratégie économique qui profite à la haute finance.
Samir Amin - DR
Ce qu'on appelle «la financiarisation du système» n'est rien d'autre que l'expression de la nouvelle politique économique commandée par les intérêts de la haute finance. Nous devons la meilleure analyse de cette stratégie - car il s'agit d'une stratégie et non d'une «exigence objective» - de la haute finance à François Morin (Le Nouveau Mur de l'Argent, Seuil, 2006). J'en reprendrai donc les points essentiels de l'analyse.
Il s'agit d'un oligopole, constitué par une dizaine de grandes banques internationales (suivies par une vingtaine d'autres de moindre capacité), d'investisseurs institutionnels (fonds de pension et fonds de placements collectifs entre autre) gérés par des filiales ou des associés de ces banques, de compagnies d'assurances également largement associées et des groupes de firmes majeures. Cet oligopole financier est le patron actif principal des cinquante ou cent plus grands ensembles de firmes de la finance, de la production industrielle et de l'agro-business, du grand commerce et des transports majeurs.
L'oligopole n'est pas géré par les règles de la «compétition», mais par un mélange de concurrence et d'accords oligopolistiques - dit souvent «consensus» - lui même instable, dans le sens qu'un moment dominé par le consensus (comme le nôtre) pourrait être suivi d'un autre de concurrence féroce. Celle-ci prendrait alors la forme de conflits entre les États, car si chacune des unités qui composent l'oligopole opère sur le terrain transnational de l'économie mondiale, celles-ci demeurent nationales par l'appartenance de leurs directions majeures à la bourgeoisie d'un Etat particulier.
Le quasi monopole que le consensus en cours représente a permis à la haute finance de la triade (États Unis, Europe, Japon) de s'emparer du contrôle du marché financier mondialisé, de déposséder les Ministères des Finances et les Banques centrales dans leurs fonctions de centres qui déterminent par leur propre décision les taux de l'intérêt.
Dans la phase précédente du capitalisme (l'après guerre) les politiques d'Etat, par le canal des Banques centrales, s'étaient donné pour objectif le maintien de taux d'intérêt généralement négatifs en termes réels (inférieurs aux taux d'inflation). La décision d'investissement, libérée largement du poids de l'endettement financier, était commandée d'une autre manière par d'autres moyens : l'expansion du volume des activités et des productions d'une firme, l'autofinancement, l'accès aux prêts des banques, souvent publiques, les soutiens de l'Etat etc.
On dit aujourd'hui que ces moyens ne permettaient pas une «allocation optimale» des capitaux. On se garde de dire que le système qui l'a remplacé – le contrôle du marché financier par la haute finance – ne garantit pas davantage cette fameuse allocation optimale. Dans tous les cas ce concept est lui même un faux concept, déduit d'une doctrine (déguisée en théorie) concernant les propriétés attribuées «au marché généralisé». La théorie de ce marché généralisé est celle d'un capitalisme imaginaire substituée à celle du capitalisme réellement existant.
Des taux d'intérêt élevés au bénéfice de la haute finance
La stratégie de la haute finance dominante s'est donc fixé l'objectif - qu'elle a atteint - de fixer les taux d'intérêt à un niveau positif (réel) élevé. Le but est, à travers le contrôle du marché financier exercé par cet oligopole, d'opérer un prélèvement important sur le surplus (la plus value - en gros le PIB moins les salaires et autres rémunérations du travail) au bénéfice de la haute finance. Ce prélèvement ne garantit en rien l'allocation optimale des capitaux comme l'économie conventionnelle le prétend. De surcroît il ne garantit en rien la croissance économique maximale, mais tout au contraire est à l'origine en grande partie de l'atonie relative de l'économie productive. On sait que les taux de croissance d'aujourd'hui se situent à des niveaux qui ne dépassent guère la moitié de ce qu'ils ont été dans la phase précédente du Welfare State.
Les ambitions de la haute finance ne se limitent pas au contrôle de leurs marchés financiers nationaux ; celle-ci vise à établir sa domination à l'échelle mondiale. La «mondialisation» n'est rien d'autre que la stratégie de conquête déployée à cette fin. L'interpénétration entre les marchés financiers des partenaires de la triade, acquise par la suppression du contrôle des flux financiers et l'adhésion au principe des changes flottants, a été le produit de décisions traduisant la mise en œuvre du consensus des oligopoles de la haute finance de la triade. Par contre l'expansion des interventions de cette haute finance dans les pays du Sud a été imposée à des États plus ou moins réticents, entre autre par l'OMC et le FMI, instruments de l'impérialisme collectif de la triade. La dette, les promesses d'ouverture des marchés du Nord aux produits du Sud (des promesses rarement suivies d'effets), l'ouverture des comptes capitaux et la soumission aux pseudo-marchés des changes flottants ont été les moyens de cette conquête. Les interventions de la haute finance sur ces pseudo-marchés des changes ont pratiquement annihilé les moyens d'États nationaux et permis à la finance transnationale de déterminer les taux de change qui maximisent leurs prélèvements sur la production des pays du Sud.
Quelques données quantitatives que nous empruntons à l'ouvrage de François Morin précédemment cité, traduisent l'ampleur de cette domination de la nouvelle ploutocratie financière de la triade sur l'économie mondiale :
Les secrets d'une stratégie économique au service de la haute finance
Les transactions sur biens et services (le PIB mondial) ne représente plus en 2002 que 3% des transactions monétaires et financières, les transactions concernant le commerce international à peine 2% des transactions sur le change, les règlements concernant les achats et ventes d'action et d'obligations sur les marchés organisés (des opérations qui sont considérées comme constitutives du marché des capitaux par excellence) que 3,4% des règlements monétaires ! Ce sont les transactions sur les produits de couverture - destinées à couvrir les opérateurs des risques - qui ont «littéralement explosé». Morin - à juste titre - appelle notre attention sur ce fait majeur.