Après Ramsès, Osiris et tant d’autres personnages mythiques de l’Egypte ancienne, vous publiez aujourd’hui une série romanesque en quatre volumes sur Mozart… D’où vous vient cette passion ?
Christian Jacq : Du jour où j’ai joué Mozart au piano, c’est-à-dire à dix ans… Chez ma grand-mère, il y avait un piano, un piano droit, qui avait atterri là je ne sais par quel miracle. J’ai débuté tout seul, en autodidacte, et puis j’ai pris des cours. Et j’ai même eu, pendant l’adolescence, l’envie d’en faire un métier, mais l’Egypte est arrivée, et l’écriture… Cependant, le piano ne m’a pas lâché pendant de très nombreuses années.
Le piano, et donc Mozart…
Christian Jacq : Oui, avec ses sonates qui, d’ailleurs, sont des parties un peu méconnues de son œuvre… Il a commencé très jeune à en écrire, à huit, dix ans, et n’a jamais cessé ensuite. Et c’est assez bouleversant parce que cela révèle une partie de lui très intime, qui me touche particulièrement.
Une rencontre décisive, en quelque sorte…
Christian Jacq : Un monde proche, un ami, on pourrait presque dire un frère, enfin quelqu’un qui me parlait énormément. Surtout dans ses mouvements lents, un peu tragiques, dans lesquels on sent qu’il s’interroge… Tout ça raconte des histoires. C’est un musicien qui fouille les âmes.
Et cette fraternité inattendue va se poursuivre ?
Christian Jacq : Oui, lorsque je sors des sonates pour aller vers les opéras, les symphonies, etc. Car dans ses opéras, Mozart est aussi écrivain. Bien sûr, il a des librettistes comme Lorenzo Da Ponte, pour Les Noces de Figaro, Cosi fan tutte, Don Juan, ou Emmanuel Schikaneder pour La Flûte enchantée. Mais ses lettres sont extrêmement claires : il veut avoir le contrôle des livrets et il le dit explicitement, demandant à ses librettistes de se plier à ses exigences, à ce qu’il veut, à ce qui doit être dit. Et, évidemment, l’un des points clefs de ce roman, c’est que le 14 décembre 1784, il est initié à la Franc-Maçonnerie.
Quel âge a-t-il ?
Christian Jacq : Il a vingt-huit ans, et cela change tout dans sa vie, dans sa façon d’envisager la musique, dans ce qu’il va composer. L’initiation maçonnique est désormais au centre de sa vie d’homme et de musicien.
Il a pourtant écrit des opéras avant d’être initié ?
Christian Jacq : Bien sûr ! Mais la plupart sont tombés dans l’oubli parce que ce sont souvent des œuvres un peu secondaires, sauf deux : Idoménée, roi de Crète, une histoire mythologique, et L’Enlèvement au sérail, qui est très apprécié, avec ces « turqueries » et un très beau personnage de femme – c’est assez étrange, d’ailleurs ! – qui s’appelle Constance, comme sa future épouse. Un joli clin d’œil du destin !
Vous dites qu’il est initié à l’âge de vingt-huit ans… Mais dans ce premier volume, il rencontre bien avant un certain Thamos, qui vient de Haute-Egypte et va très tôt guider ses pas vers cette initiation…
Christian Jacq : J’ai inventé ce personnage pour concrétiser l’apport de l’Egypte ancienne dans la vie de Mozart, ainsi que ses liens réels avec la Franc-Maçonnerie. Mais au-delà de cette approche romanesque, il est vrai que Mozart a eu très jeune des contacts avec divers Francs-Maçons : notamment avec le fameux docteur Mesmer, l’auteur de la théorie du magnétisme, qui lui a fait écrire à douze ans la musique de Bastien et Bastienne, que l’on joue encore un peu. Et il en a rencontré bien d’autres, sans le savoir. Jusqu’à l’aventure fameuse d’une commande réellement franc-maçonne faite par le baron von Gebler : il s’agit de Thamos, roi d’Egypte, que l’on peut envisager comme l’ancêtre de La Flûte enchantée…
Quand avez-vous découvert que Mozart était Franc-Maçon ?
Christian Jacq : Très tôt, et cela m’a intrigué par rapport à d’autres musiciens. On m’a dit par exemple que Beethoven avait été Franc-Maçon, mais on n’a jamais pu le prouver, et cela semble n’avoir eu aucune importance ni dans sa vie ni dans son œuvre. Joseph Haydn, le grand ami de Mozart, l’a été, pour un soir ! On a parlé aussi de Liszt, mais il était aussi abbé, c’est donc un peu différent… Tandis que pour Mozart, c’est évident, et très particulièrement avec La Flûte enchantée.
Revenons à l’Egypte, votre deuxième rencontre d’adolescent… Vous avez très vite souhaité que l’Egypte et sa philosophie soient partagées avec le plus grand nombre à travers vos romans, mais pensiez-vous déjà écrire cette biographie de Mozart ?
Christian Jacq : Oui, et pour deux raisons. D’une part, parce que Mozart continue à m’accompagner dans mon travail pratiquement tous les jours. Et aussi parce que, à chacun de mes voyages en Egypte, Mozart est présent. J’aime l’écouter là-bas, il s’y sent bien… On représente toujours l’Aïda de Verdi comme étant l’opéra égyptien par excellence, pour moi, ce n’est pas évident. J’imagine très bien en revanche La Flûte enchantée dans le temple de Philae, ou à Louxor, ça me paraîtrait idéal. Il se trouve que j’ai eu l’occasion d’en entendre une fois un extrait à l’entrée d’un temple égyptien, cela prenait vraiment tout son sens ! Sans oublier ce dîner dans le temple de Louxor organisé pour la sortie de La Pierre de Lumière, pendant lequel un petit quatuor à cordes a interprété Mozart… un moment magnifique !
Quelles sont les œuvres de Mozart qui vous touchent le plus ?
Christian Jacq : Redoutable question ! Au sommet de tout, bien sûr, La Flûte enchantée ! Et aussi Les Noces de Figaro, Don Juan et Cosi fan tutte pour ce qui concerne les opéras. Mais je pense également aux concertos pour piano, en particulier le 23e Concerto et son mouvement lent, où Mozart a atteint quasiment le divin, c’est magique ! Il y a aussi l’Ave verum, ce petit motet qui dure quatre minutes, qu’il a écrit la dernière année de sa vie. Je crois que c’est à propos de cette œuvre que l’on a pu dire que Mozart venait du ciel… Enfin, je citerai les dernières sonates pour piano, ainsi que les quintettes et le concerto pour clarinette. La clarinette est indéniablement l’instrument préféré de Mozart, qui lui servira pour toutes ses musiques d’initiation et de Maçonnerie. C’est un instrument très proche de la voix humaine…
Comment peut-on définir la Franc-Maçonnerie de l’époque ?
Christian Jacq : C’est assez compliqué car il y avait beaucoup de courants et diverses tendances, allant de la plus délirante, voire occultiste, aux mouvements carrément politiques souhaitant renverser la royauté, l’Eglise, etc. Mais entre ces deux pôles, il y avait une Maçonnerie que je pourrais qualifier d’égyptienne, qui avait gardé, préservé l’héritage du mythe d’Osiris à travers le mythe d’Hiram. Etre Maçon du temps de Mozart, ce n’est pas seulement être gentil, bon, charitable, c’est aussi la rectitude : ce doit être quelqu’un de droit. Et là, on est très proche de Maât, déesse de la Vérité et de la Justice, que l’on traduit aussi par Vertu. Dans La Flûte enchantée, par exemple, lors de l’initiation de Tamino et de Pamina, cette Vertu est essentielle pour traverser les épreuves. Nous voilà donc en Egypte, déjà, d’après le scénario !
Mais quels sont les liens existant entre l’Egypte ancienne et la Franc-Maçonnerie ?
Christian Jacq : L’Egypte pharaonique est morte tard, au VIe siècle de notre ère, lors de l’invasion arabe. Plus de temples, les derniers prêtres massacrés, et, dit-on – là je m’inscris en faux ! – plus personne ne sait lire les hiéroglyphes… Ce n’est pas vrai, parce qu’un certain nombre de prêtres égyptiens se sont exilés, ont quitté l’Egypte avec, dans leurs bagages, des livres importants – ce que j’appelle dans ce roman, pour tous les résumer, le Livre de Thot (Thot étant le dieu des savants, des scribes, des mages, etc.). Donc, tous ces livres sont partis précisément en Occident. Et on ne peut pas expliquer la naissance de l’art roman et de tout l’art médiéval si on ne voit pas le passage qui s’est fait entre la fin de l’Egypte et notre Moyen Age – qu’il soit français, anglais, etc., puisque ces prêtres sont allés un peu partout. Donc il y a eu vraiment une transmission, partielle bien entendu, des anciens mystères, à travers les communautés de bâtisseurs essentiellement, les sculpteurs, les artistes, les Loges de Maçons.
A l’instar des compagnons du Tour de France…
Christian Jacq : Exactement, ils en sont les héritiers. Et ce qui s’est passé, c’est qu’à la fin du XVIIe siècle, début du XVIIIe, il y a eu une cassure entre les intellectuels et les manuels. La Franc-Maçonnerie que l’on connaît aujourd’hui est née de cette cassure, alors que les manuels et les vrais bâtisseurs se regroupaient dans des compagnonnages multiples. Mozart s’est trouvé pris dans cette mouvance, et il a eu la chance de tomber sur un personnage exceptionnel, Ignaz von Born, un alchimiste, professeur à l’université de Vienne, et le Vénérable maçon le plus important de l’époque. Ce personnage est particulièrement caractéristique parce qu’il a écrit un essai sur les mystères égyptiens, qui a même été salué par son Frère en Maçonnerie Benjamin Franklin ! Von Born sera ainsi le premier à affirmer très clairement que la vraie Maçonnerie est d’origine égyptienne et que les Francs-Maçons qui s’y rallient sont les héritiers des prêtres d’Egypte. Et comme l’idéal originel de la Franc-Maçonnerie, c’était de rassembler les meilleurs, Mozart a été logiquement choisi.
Venons-en à sa vie personnelle… A-t-il été heureux, malgré tout ?
Christian Jacq : Il y a déjà une légende qui me fait sauter au plafond, c’est ce petit Mozart si doué pour lequel l’existence est un long chemin de roses… C’est complètement faux, c’est fou ce que ce gamin a pu travailler ! Oui, c’est un génie, mais un génie qui, à douze ans, à cause et grâce à son terrible père, savait jouer du violon, du piano, et qui maîtrisait toutes les formes de composition. Autrement dit, son enfance n’a pas été paisible… Il y a une autre légende, tout aussi erronée : Mozart et les femmes. On a laissé entendre que c’était un grand coureur, c’est complètement ridicule ! Il suffit de reprendre les lettres, les faits. Aujourd’hui, cela me fait bien plaisir, on commence enfin à réhabiliter son épouse Constance… Ils ont vécu une grande histoire d’amour, et elle a été très présente à ses côtés. D’ailleurs, dès qu’il s’en éloigne deux ou trois jours, il lui écrit qu’il s’ennuie, qu’il ne peut plus travailler, que ça ne va pas… Enfin, il a beaucoup été raconté qu’il était mort pauvre et malade. Et je m’inscris, là encore, en faux sur cette affirmation. Mozart a eu, certes, de graves difficultés financières, pour deux raisons que l’on n’évoque jamais : l’une, parce qu’il prêtait beaucoup à ses amis, et l’autre parce qu’il a payé très cher la fabrication d’une clarinette basse pour le fameux concerto dont j’ai parlé plus haut. La dernière année de sa vie, Mozart n’était pas pauvre, il avait un excellent salaire comme compositeur de danses pour des bals - même si cela ne l’amusait pas ! Il est mort dans la calomnie, et ça c’est abominable.
Pourquoi cette haine ? Et est-il réellement mort – si jeune, à trente-cinq ans ! – assassiné ?
Christian Jacq : J’en suis persuadé. D’ailleurs, quelques mois avant sa mort, il a confié à sa femme – et nous en avons le témoignage : « J’ai été empoisonné, et je sais avec quoi. Je ne sais pas par qui, mais je sais avec quoi. » C’est ce que je vais expliquer très précisément dans le quatrième volume de cette série, car il s’agit d’un poison nommé aqua toffana, inventé par une empoisonneuse italienne, totalement inodore et sans saveur et qui a la propriété, administré à petites doses sur une assez longue période, de détruire les organes, ce qui fait gonfler le corps du défunt. Or il se trouve que l’un des Illuminés de Bavière – une des tendances de la Franc-Maçonnerie – avait menacé d’éliminer ses adversaires avec ce poison. Mozart, en dévoilant les mystères de la Franc-Maçonnerie, dans La Flûte enchantée, mécontentait un certain nombre de gens d’une branche opposée… Mais il y a d’autres pistes, qu’il ne faut pas négliger non plus… Il y a l’Eglise, et notamment l’archevêque de Vienne qui était très opposé aux Francs-Maçons et qui a ordonné, à la mort du musicien, de ne pas lui donner l’extrême onction. C’est que Mozart était devenu un concurrent important, parce que La Flûte enchantée remportait un succès considérable, et qu’il y prônait, en plus, l’initiation de la femme, ce qui est absolument scandaleux pour l’époque !... Il y a aussi la piste d’Antonio Salieri, le compositeur officiel de la cour de Vienne. Salieri détestait Mozart. Et ce qui est très troublant, c’est que Salieri, avant de mourir, a annoncé : « Oui, j’ai assassiné Mozart », mais personne n’en a tenu compte ! Bizarre, non ?... Comme est bizarre cette autre histoire qui a couru à l’époque : on a dit que Mozart était le père de l’enfant de l’une de ses élèves, et le mari, le lendemain du décès du compositeur, a tué sa femme puis s’est suicidé. Il était donc facile de transformer ce mari en assassin… Absurde, bien sûr, mais pratique pour détourner les soupçons qui auraient pu peser sur le véritable coupable !
Et pour vous, quel est le véritable coupable ?
Christian Jacq : Pour moi, c’est vers l’empereur qu’il faut se tourner…. La piste la plus sérieuse me semble le crime d’Etat. Quand Léopold II monte sur le trône d’Autriche, il se trouve confronté très rapidement à la Révolution française, laquelle menace l’ensemble des trônes d’Europe. Et qui a inspiré la Révolution française ? Réponse : les Francs-Maçons ! C’est faux, naturellement, mais des pamphlets d’une incroyable violence se répandent contre eux, les loges de Vienne sont espionnées, les Maçons sont fichés, une répression policière très sévère s’abat sur eux. Or Mozart est désigné comme le maître spirituel de la Franc-Maçonnerie : avec La Flûte enchantée, il a signé son arrêt de mort… Mais je donne dans ce livre tous les éléments du dossier, toutes les pistes possibles, et le lecteur se fera son idée.
Qu’y a-t-il de si scandaleux dans La Flûte enchantée pour les Francs-Maçons eux-mêmes ?
Christian Jacq : En 1791 – l’année de sa mort – la Franc-Maçonnerie est en sursis, et Mozart l’a senti. Lui ne fait pas de politique, il ne s’intéresse aucunement à la Révolution française et déteste la violence. Il ne veut pas changer le monde, seulement créer un nouvel Ordre, La Grotte, dans lequel il pourrait restituer les mythes égyptiens, et où les femmes et les hommes seraient à égalité. Et La Flûte enchantée est en quelque sorte le manifeste qui annonce la fondation de La Grotte, ce qui ne plaît pas, mais alors pas du tout, à sa propre Loge.
Vous avez dit au début de cet entretien que Mozart était pour vous comme votre frère… Est-ce à dire que vous vous sentez plus proche encore de lui que de vos grands héros égyptiens ?
Christian Jacq : C’est un peu du même ordre, mais il y a sans doute en plus la sensibilité que peut apporter la musique. Mozart est certainement le créateur que je fréquente le plus, en fait. Comme quelqu’un de la famille, que l’on voit, que l’on écoute tous les jours. Sa voix est toujours présente, elle m’imprègne profondément. Je trouve fascinant cette possibilité qu’il a d’écrire à la fois de grands opéras et des petites sonates, d’inventer des couleurs… parce que, pour moi, Mozart est aussi un peintre. Je le comparerais volontiers à Turner. C’est quelqu’un qui est capable de créer des atmosphères absolument étonnantes, qui vont du tragique le plus affreux à la douceur la plus grande. Je pense que l’on n’a jamais parlé d’amour comme Mozart en a parlé, c’est sublime… Oui, c’est comme un temple égyptien, je peux y revenir cent fois et je découvrirai toujours quelque chose de nouveau. Chaque fois que je réécoute Mozart, je découvre une sensation nouvelle.