L’abstention : l’ultime vote de la foi et de la raison – Aissam Aît-Yahya
Alors qu’une irrémédiable tendance de dédain du système politique et de ses rites, tend à s’accroître dans les vielles démocraties, certains parmi les musulmans français semblent vouloir eux, s’accrocher encore à cette chimère agonisante qu’est devenu le système démocratique.
Dans le monde occidental, des Etats-Unis à la France, ce désaveu ou désintérêt est rendu visible par l’abstention et la part croissante des non inscrits sur les listes électorales. Nous avons vu que chez les individus de la société démocratique, la désillusion envers la démocratie était une condition à sa totalitarisation, qui consacre son hégémonie.
Mais c’est aussi une preuve finalement de son évolution vers la dernière étape avant sa chute, car comme disait Chesterton :
“Rien n’échoue comme le succès”.
C’est que la démocratie semble se séculariser elle-même : elle détruit tout le polis de sa philosophie en épurant chez les individus leurs consciences, par l’ultra relativisme, l’hédonisme et l’individualisme. C’est à dire que par ses propres fondements, elle accroît de manière tendancielle au sein de sa population un désenchantement du politique, tel le christianisme, avant elle, qui s’était sécularisé à cause (ou grâce) de ses propres sources bibliques en initiant le processus qui allait le mettre à mort.
Le “mouvement démocratique est l’héritier du mouvement chrétien” avait écrit Nietzsche, sa constatation fait aujourd’hui office de prédication tant elle apparaît se réaliser sous nos yeux :
“La démocratie moderne est la forme historique de la décadence de l’Etat”.Or, la décadence de l’Etat ne peut avoir lieu sans l’effondrement de la conscience politique de ses individus. Paradoxalement, si on stoppe l’utopie progressiste à la base de la démocratie afin de sortir de cette mythologie, on accélère l’un de ses effets : l’abstention.
Il faut distinguer deux sortes d’abstentionnismes qui peuvent atteindre le citoyen contemporain. Tout d’abord, celle relevant du processus de dépolitisation démocratique, la perte d’intérêt du vote est alors perçue par l’individu :
• Soit comme inutile d’apporter sa propre contribution à une architecture qui ne semble pas avoir besoin de lui, ou bien alors, comme un effondrement de la pertinence politique, sublimée de plus, par une volonté de combler des désirs hédonistes : c’est l’apathie sociale que crée l’individualisme démocratique.
• Soit une abstention de “semi contestation” issue d’une volonté de rénovation des modalités du système démocratique sans toucher au dogme, en promouvant une Réforme ou un aggiornamento de la démocratie : elle est issue des citoyens “protestants” de la démocratie.
Ces abstentions sont le résultat normal (ou quasi-) du processus de démocratisation, c’est-à-dire pouvant toujours être régulé par elle.
La seconde forme d’abstentionnisme est active et profonde, elle défie le système par sa totale négation et son désaveu, c’est une abstention “réactionnaire” dans l’exact sens que Taguieff donne à ce terme. Elle est issue de nouvelles visions et des nouvelles croyances des nouveaux hommes réellement a-démocratique. Des abstentionnistes de conviction dont il est beaucoup trop tôt pour dire s’ils sont les continuateurs de la révolution démocratique ou des hérétiques dont la multiplication va finir par détruire la religion démocratie, lui faisant vivre, à elle aussi, son “Crépuscule des idoles”, elle qui est devenue l’idole des idoles contemporaines.
C’est cette abstention là que nous visons et qui nous intéresse. C’est ce citoyen que l’on nommera ici l’individu post démocratique. Cela même s’il est encore parfois très difficile de pouvoir distinguer dans la masse des abstentionnistes leurs différentes natures. Tout l’intérêt médiatique qu’ils suscitent ressemble aux troubles et à la terreur de l’an mille… Partout surgissent frénétiquement, à chaque résultat de ces messes électoralistes, les lamentations, les craintes et les peurs des vrais adeptes de la religion démocratie. Car comme pour le christianisme (
surtout pour le catholicisme en France et ailleurs…), dont les rites ne sont plus appliqués avec la ferveur d’antan, le déclin est amorcé et annonce les prémices de sa mort inéluctable.
Ces peurs actuelles nous rappellent celles plus anciennes du clergé chrétien devant la mort inéluctable de la religion qu’il s’était donné et créé au fil des siècles. Là encore, la France, fille aînée de l’église, puis de l’athéisme, semble être la nation qui marque l’avant garde une fois de plus, d’une évolution sociale s’enfonçant vers l’inconnu d’un nouvel horizon post démocratique, comme elle fut la première à atteindre l’horizon chrétien puis postchrétien.
Elle est en effet l’un des rares pays dans lequel l’abstention semble toucher tous les modes de scrutin sans exception et dont l’évolution met en évidence une tendance durable, qui n’est pas prête de changer.
C’est pourquoi certains membres du clergé démocratique, pour remédier à cette perte de foi politique qui transforme leur Eglise démocratie à ce que sont devenues aujourd’hui les églises chrétiennes, sortent l’arme ultime : la loi. La loi est maintenant l’unique panacée capable d’enrayer la maladie de l’abstention qui risque de donner la mort au corps sacro-saint de leur religion démocratie.
Telle la révocation de l’édit de Nantes par lequel jadis le pouvoir absolutiste accordait la liberté aux protestants, ces projets de loi témoignent de la volonté de révoquer la liberté de s’abstenir (
acte déviant et hérétique) par le pouvoir absolutiste et totalitaire de la démocratie : le mouvement démocratique français est incontestablement l’héritier du mouvement catholique gallican. Et finalement, on ne sera plus à une contradiction près, car créer une loi contre l’abstention en rendant obligatoire le vote, c’est donc user de ce droit de légiférer par des représentants -
sans véritable légitimité démocratique - pour obliger les citoyens à leur en accorder une, même symbolique, mais contre leur gré… Même si nous savions déjà que la démocratie est belle et bien une religion, nous apprendrons maintenant, sa véritable intolérance.
La démocratie obligerait juridiquement l’ensemble des citoyens à se plier à ce rite du vote pour qu’ils participent à la messes électorales dans les temples démocratiques, dans lesquels sont entreposées les urnes sacrées attendant de recevoir nos offrandes et nos sacrifices. Autant de témoignages de notre foi en la démocratie donnés aux inquisiteurs de la République.
Certes, dans d’autres pays européens, la religion démocratie a déjà fait preuve de cette coercition intolérante en rendant obligatoire l’hommage envers cette utopie érigée en déesse des temps modernes. L’écrivain André Suarès, visionnaire en de nombreux domaines, avait déjà senti cette intolérance qui se cache si souvent derrière le masque policé des croyants de la religion démocratie, en nous prévenant que :
“L’erreur des démocrates est de croire que leur vérité en soi est une pour tout le monde, et force d’adhésion.”Ainsi, en France, des voix s’élèvent pour proposer cette loi et à chaque échéance, cette éventualité refait surface, comme autant de menaces de conversion forcée envers l’idole du temps pour les récalcitrants. En 2003, ce fut le parti socialiste, en dignes descendants des extrémistes sans culottes jacobins, qui militaient pour l’instauration de cette nouvelle terreur législative afin d’éliminer les abstentionnistes, nouveaux ennemis de la République, qui alimenteraient les extrémismes de tous bords…
Il est évident et plus que certain, que si l’abstention continue vers cette évolution, et progresse au sein des citoyens, les pouvoirs publics réagiront par la contrainte législative. Il en va de la viabilité et de la légitimité de tout le théatre démocratique, en confirmant d’ailleurs le dramaturge Jean Rostant :
“La faiblesse des démocraties, c’est qu’il leur faille, trop souvent, se renier pour survivre”.Ainsi, juger que l’abstention est un délit s’avère être une offense à l’esprit de liberté et de tolérance. Liberté dont la démocratie se targue d’être le champion. Mais si ce système est lui-même en danger, on ne se souciera guère de ces subtilités, car aucun moyen ne lui est interdit, un beau reniement en perspective…
Que dire de plus si l’abstention, au lieu de n’être qu’une simple négligence du citoyen ou défaut civique (
comme certains veulent le faire croire essayant ainsi de se rassurer) était en réalité un choix mûrement réfléchi, le fruit de convictions personnelles garanties elles-mêmes par les constitutions démocratiques ? Rien assurément, surtout si la vision démocratique est teintée d’égalitarisme au détriment de la liberté individuelle, comme cela semble être le cas en France. Que cet abstentionnisme provienne de la minorité de musulmans consciencieux, désirant préserver l’intégrité de leur religion et rejetant ce néo paganisme, ou qu’il s’agisse de l’abstentionnisme plus largement partagé provenant de simples citoyens éclairés sur la réelle nature du système en place et qui font désormais les mêmes conclusions que le célèbre anarchiste Elisée Reclus :
“Vous nommez des hommes qui sont au-dessus des lois, puisqu’ils se chargent de les rédiger et que leur mission est de vous faire obéir. Voter, c’est être dupe ; c’est croire que des hommes comme vous acquerront soudain, au tintement d’une sonnette, la vertu de tout savoir et de tout comprendre. Vos mandataires ayant à légiférer sur toutes choses, des allumettes aux vaisseaux de guerre, de l’échentillage des arbres à l’extermination des peuplades rouges ou noires, il vous semble que leur intelligence grandisse en raison même de l’immensité de la tâche. L’histoire vous enseigne que le contraire a lieu. Le pouvoir a toujours affolé, le parlotage a toujours abêti. Dans les assemblées souveraines, la médiocrité prévaut fatalement [...] N’abdiquez donc pas, ne remettez donc pas vos destinées à des hommes forcément incapables et à des traîtres futurs. Ne votez pas ! Au lieu de confier vos intérêts à d’autres, défendez-les vous mêmes ; au lieu de prendre des avocats pour proposer un mode d’action futur, agissez !”L’abstention peut être un acte de foi pour beaucoup, mais il est aussi un acte de résistance pour d’autres. Et finalement, il est pour nous un acte de foi et de résistance, or la foi et volonté de résistance sont toutes deux issues de choix librement consentis et d’une liberté individuelle. N’est ce pas d’ailleurs le libéral John stuart Mill qui disait lui-même :
“Il devrait y avoir en toute constitution un centre de résistance contre le pouvoir prédominant, et par conséquent dans une constitution démocratique un moyen de résistance contre la démocratie”.Ce serait oublier que Mill est anglais, et qu’en France cette liberté (
que le système démocrate français s’enorgueillit théoriquement de défendre) a toujours été en dessous du dogme arbitraire de l’Egalité. L’argument de la liberté individuelle ne peut donc avoir aucune sorte de pertinence dans la France républicaine égalitariste d’origine jacobine, puisqu’elle n’en a jamais réellement eu. Avec une “criminalisant” l’abstention, c’est s’assurer encore une fois l’égalité de tous les citoyens au détriment de leur liberté individuelle : la France n’en est de toute façon plus à une contradiction près…
Car en toute état de cause, l’abstention est pour les citoyens post démocratiques, la liberté la plus légitime de refuser de participer à ce qu’ils considèrent comme une mascarade. Et à moins d’être un partisan de la même république jacobine extrémiste et radicale des Saint-Just en scandant comme ce dernier
“Pas de liberté pour les ennemis de la liberté”, il est impossible de supprimer cette liberté.
Mais Saint-Just est aussi français que jacobin : il est donc plus que probable qu’à terme, la France adopte une loi condamnant l’abstention et obligeant les citoyens à voter. Considérant la nature de ses fondements philosophiques, il est même très surprenant qu’elle ne l’ait pas déjà fait. Dans le système de démocratie élective, l’abstention est le seul véritable contre-pouvoir, la seule alternative pour tout individu soucieux de se libérer des chaînes de la servitude moderne. Il est le seul moyen pour faire plier le système car capable de lui lancer le signal le plus fort qui soit : celui de sa propre mort. Que l’on soit un citoyen post démocratique ou musulman contestataire, tous les esprits usant de réflexion, convergent tous d’une manière ou d’une autre, au droit et/ou devoir d’user de l’abstention.
Aissam Aît-Yahya
Extrait de De l’idéologie islamique française : Eloge d’une insoumission à la modernité
Source: http://alwissal.wordpress.com/2012/04/15/labstention-lultime-vote-de-la-foi-et-de-la-raison-aissam-ait-yahya/#more-5292