RAPPORT DE DICK MARTY CONCERNANT LES TRAFIC D'ORGANE ENTRE LE KOSOVO ET L'ALBANIE (vérsion intégrale)Source :
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AS/Jur (2010) 46
12 décembre 2010Commission des questions juridiques et des droits de l’homme
Traitement inhumain de personnes et trafic illicite d’organes humains au Kosovo
Projet de rapport
Rapporteur: Dick Marty, Suisse, Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe
A. Avant - Projet de résolution
1. L’Assemblée parlementaire a pris connaissance avec vive préoccupation des révélations de l’ancienne Procureure auprès du Tribunal Pénal International pour l’ancienne Yougoslavie (TPIY), allégations selon lesquelles de graves crimes auraient été commis lors du conflit au Kosovo, notamment un trafic d’organes humains, actes qui seraient restés jusqu’à ce jour impunis et objet d’aucune enquête sérieuse.
2. Toujours selon cette ancienne Magistrate, ces actes auraient été commis par des membres des milices de l’ « Armée de Libération du Kosovo » (UÇK) contre des ressortissants serbes restés sur place à la fin du conflit armé et fait prisonniers.
3. Selon les informations recueillies par l’Assemblée et d’après les enquêtes pénales en cours, de nombreux indices concrets et convergents confirment que des Serbes ainsi que des Kosovars Albanais ont été tenu prisonniers dans des lieux de détention secrets sous contrôle de l’UÇK au Nord de l’Albanie et soumis à des traitements inhumains et dégradants, pour finalement disparaître.
4. De nombreux indices semblent confirmer que, dans la période immédiatement après la fin du conflit armé, avant que les forces internationales puissent vraiment prendre le contrôle de la région et rétablir un semblant d’ordre et de légalité, des organes auraient été prélevés sur des prisonniers dans une clinique en territoire albanais, près de Fushë-Krujë, pour les transporter ensuite à l’étranger à des fins de transplantation.
5. Cette activité criminelle, qui s’est développée en profitant du chaos régnant de la région et grâce à l’initiative de certains chefs des milices de l’UÇK liés au crime organisé, s’est poursuivie, bien que sous d’autres formes, jusqu’à nos jours, comme le démontre une enquête en cours de la part dela mission européenne de police et de justice (EULEX) concernant la clinique « Medicus » à Pristina.
6. Bien qu’il y ait déjà eu des indices concrets au sujet de tels trafics au début de la décennie, les autorités internationales en charge de la région n’ont pas estimé nécessaire de procéder à un examen approfondi de ces circonstances, ou elles l’ont fait d’une façon incomplète et superficielle.
* Toute référence au Kosovo mentionnée dans ce texte, que ce soit le territoire, les institutions ou la population, doit se comprendre en pleine conformité avec la Résolution 1244 du Conseil de Sécurité des Nations-Unies et sans préjuger du statut du Kosovo.
7. Surtout au cours des premières années de leur présence au Kosovo, les organisations internationales en charge de la sécurité et de la légalité (KFOR et MINUK) ont dû faire face à d’importants problèmes structurels et à de sérieuses carences en personnel qualifié pour assumer les tâches qui leurs avaient été confiées, dysfonctions aggravées par une rotation rapide et continuelle des cadres en poste au Kosovo.
8. Le TPIY, qui avait commencé à procéder à un premier examen sur place pour constater l’existence de traces d’un éventuel trafic d’organes, a abandonné ces investigations. Les éléments de preuve prélevés à Rripe, en Albanie, ont été détruits et ne peuvent par conséquent plus être exploités pour des analyses plus poussées. Aucune enquête n’a été ainsi diligentée par la suite pour une affaire pourtant considérée sérieuse au point que l’ancienne Procureure du TPIY a estimé nécessaire de la rendre publique dans son livre.
9. Pendant la phase décisive du conflit armé, l’OTAN est intervenue à travers des frappes aériennes, tandis que les opérations terrestres étant conduites par l’UÇK, allié de fait des forces internationales. Après le départ des autorités serbes, les acteurs internationaux en charge de la sécurité au Kosovo se sont largement appuyés sur les forces politiques au pouvoir au Kosovo, essentiellement issues des cadres de l’UÇK.
10. Les organisations internationales en place au Kosovo ont privilégié une approche politique pragmatique, estimant devoir favoriser à tout prix la stabilité à court terme et sacrifiant ainsi d’importants principes de justice. Peu a été fait pendant longtemps pour donner suite aux indices qui impliquaient des membres de l’UÇK dans des crimes contre la population serbe ainsi que contre des Kosovars albanais. Tout de suite à la fin du conflit, en effet, lorsque l’UÇK avait pratiquement seul le contrôle sur le terrain, de nombreux règlements de compte ont eu lieu entre factions diverses et à l’encontre de ceux qui étaient considérés, sans aucune forme de procès, comme des traîtres parce que soupçonnés d’avoir collaboré avec les autorités serbes précédemment en place.
11. EULEX, qui a assumé des fonctions en matière de justice précédemment remplies par l’ONU (MINUK) à la fin de 2008, a hérité d’une situation difficile et délicate, surtout en ce qui concerne le domaine de la lutte contre la criminalité grave : des dossiers incomplets, des pièces égarées, des témoignages non recueillis. Par conséquent, de nombreux crimes risquent de rester impunis. Peu ou pas de recherches approfondies ont été effectuées dans le domaine de la criminalité organisée et ses connexions avec les représentants des institutions politiques, ainsi que pour les crimes de guerre commis contre des Serbes et des Kosovars albanais considérés comme des collaborateurs ou appartenant à des factions rivales. Ce dernier sujet constitue un véritable tabou aujourd’hui encore au Kosovo, même, si en privé et avec grande prudence, tout le monde en parle. EULEX semble avoir fait tout récemment des avancées en ce domaine et il faut vivement espérer que des considérations d’opportunité politique ne viennent entraver cet engagement.
12. L’équipe de procureurs et enquêteurs internationaux au sein de la mission EULEX chargée d’enquêter sur les allégations de traitements inhumains, y compris celles relatives à un éventuel trafic d’organes, a fait des progrès notamment en ce qui concerne la preuve de l’existence de lieux de détention secrets de l’UÇK au nord de l’Albanie dans lesquels des traitements inhumains et même des meurtres auraient été commis. L‘enquête ne bénéficie toutefois pas de la coopération souhaitable de la part des autorités albanaises.
13. L’émotion suscitée par les crimes effroyables commis par les forces serbes a provoqué, entre autres conséquences, un climat, qu’on a pu constater aussi dans l’attitude de certaines instances internationales, selon lequel les uns étaient nécessairement considérés comme des bourreaux, les autres comme des victimes, donc inévitablement innocents. La réalité est plus nuancée et complexe.
14. L’Assemblée parlementaire réaffirme avec force la nécessité de combattre, sans compromis aucun, l’impunité des auteurs de violations graves des droits de l’homme, et tient à rappeler que le fait que celles-ci aient été commises dans le cadre d’un conflit violent ne saurait en aucun cas justifier de renoncer à poursuivre les auteurs de pareils actes (voir Résolution 1675 (2009)).
15. Il ne peut et il ne doit pas exister une justice des vainqueurs et une justice des vaincus. Lors de tout conflit, tous les criminels doivent être poursuivis et tenus responsables de leurs actes illégaux, quel que soit le camp auquel ils appartiennent et indépendamment du rôle politique qu’ils assument.
16. La question qui, du point de vue humanitaire, reste la plus aiguë et délicate est celle qui concerne les personnes disparues. Sur plus de 6 000 dossiers de disparitions ouverts par la Comité International Croix Rouge (CICR), 1 400 personnes environ ont été retrouvées vivantes et 2 500 cadavres ont pu être retrouvés et identifiés. Pour la plupart de il s’agit de victimes kosovares albanaises retrouvées dans des charniers découverts dans des régions sous contrôle serbe et au Kosovo. Aux presque 1 900 personnes disparues pendant le conflit et dont le sort n’a toujours pas été établi (dont deux tiers environ sont des Kosovars albanais) s’ajoutent presque 500 personnes disparues après l’arrivée des troupes de la KFOR le 12 juin 1999, dont une centaine de Kosovars albanais et presque 400 non-Albanais, pour la plupart Serbes.
17. La coopération entre les instances internationales, d’une part, et les autorités kosovares et albanaises, de l’autre, pour élucider le sort des personnes disparues est encore clairement insuffisante. Alors que la Serbie a fini par coopérer, l’exécution de fouilles s’est avérée beaucoup plus compliquée sur le territoire du Kosovo, voire impossible, du moins jusqu’à maintenant, sur le territoire albanais. La coopération des autorités kosovares est particulièrement défaillante en ce qui concerne les recherches des presque 500 personnes officiellement disparues après la fin du conflit.
18. Le groupe de travail sur les personnes disparues, coprésidé par le CICR et le Bureau pour les personnes disparues d’EULEX, a besoin du soutien plein et entier de la communauté internationale afin que soient surmontées les réticences de part et d’autre. Connaître la vérité et permettre finalement aux familles des victimes de pouvoir faire leur deuil est une condition indispensable pour une réconciliation entre les communautés et un futur de paix dans cette région des Balkans.
19. L’Assemblée invite par conséquent :
19.1 Les Etats membres de l’Union Européenne et les autres Etats contributeurs :
19.1.1 à allouer à EULEX les ressources nécessaires, logistiques et en personnel hautement qualifié pour faire face à la mission extraordinairement complexe et importante qui lui a été confiée ;
19.1.2 à fixer clairement son objectif et à accorder à EULEX le soutien politique au plus haut niveau pour combattre le crime organisé sans compromis, et pour que la justice soit rendue, sans aucune considération d’opportunité politique ;
19.1.3 à engager tous les moyens nécessaires pour instituer des programmes efficaces de protection des témoins ;
19.2 EULEX :
19.2.1 à persévérer dans le travail d’enquête, sans égard aucun aux fonctions exercées par les éventuels suspects ainsi qu’à l’origine des victimes, en mettant tout en œuvre pour faire la lumière sur les disparitions criminelles, les indices de trafics d’organes, la corruption et la collusion, si souvent dénoncée, entre milieux mafieux et politiques ;
19.2.2 à prendre toutes les mesures nécessaires aptes à assurer une protection efficace des témoins et à les mettre en confiance :
19.3. leTPIY, à coopérer pleinement avec EULEX, notamment en mettant à sa disposition les informations et les éléments de preuve en sa possession et aptes à aider EULEX à poursuivre les crimes relevant de sa compétence ;
19.4 les autorités de la Serbie :
19.4.1 à mettre tout en ouvre pour capturer les personnes encore recherchées par le TPIY pour crimes de guerre, notamment le général Ratko Mladic et Goran Hadzic, dont l’impunité continue à constituer un sérieux obstacle à un processus de réconciliation et est souvent invoquée par des autorités d’autres pays pour justifier le peu d’empressement à procéder elles-mêmes à des actes de justice ;
19.4.2 à coopérer étroitement avec EULEX, notamment en lui remettant toutes les informations pouvant aider à élucider des crimes commis au cours et à la suite du conflit au Kosovo;
19.4.3 à prendre les mesures nécessaires pour empêcher des fuites à la presse d’informations sur des enquêtes concernant le Kosovo, ce qui nuit à la collaboration avec les autres autorités et à la crédibilité du travail d’investigation ;
19.5 les autorités de l’Albanie et l’administration kosovare :
19.5.1. à collaborer sans réserve avec EULEX et les autorités serbes dans le cadre de procédures tendant à faire la lumière sur des crimes commis au Kosovo, indépendamment de l’origine connue ou supposée des suspects et des victimes ;
19.5.2 en particulier, donner suite aux demandes d’assistance judiciaire d’EULEX concernant des faits de nature criminelle qui se seraient produits dans un camp de l’UÇK dans le nord de l’Albanie.
19.5.3 à diligenter une enquête sérieuse et indépendante afin de faire toute la lumière sur les allégations, parfois concrètes et précises, concernant l’existence de centres secrets de détention où des traitements inhumains auraient été infligés à des prisonniers provenant du Kosovo, d’origine aussi bien serbe qu’albanaise, pendant et immédiatement après le conflit ; l’enquête doit être étendue également à la vérification des allégations, également assez précises, concernant un trafic d’organes qui aurait eu lieu au cours de la même période et en partie sur territoire albanais ;
19.6. tous les Etats membres et observateurs du Conseil de l’Europe concernés :
19.6.1 à répondre dans les meilleurs délais aux demandes de coopération judiciaire qui leur ont été adressées par EULEX et par les autorités serbes dans le cadre de leurs enquêtes en cours concernant les crimes de guerre et le trafic d’organes ; le retard de ces réponses est incompréhensible et intolérable si on considère l’importance et l’urgence de la coopération internationale pour faire face à des phénomènes criminels aussi graves et dangereux ;
19.6.2 à coopérer avec EULEX dans ses efforts de protection de témoins, notamment lorsque ceux-ci ne peuvent plus continuer à vivre dans la région et doivent par conséquent assumer une nouvelle identité et trouver un nouveau pays de résidence ;
20. L’Assemblée, consciente que le trafic d’organes humains constitue désormais un phénomène de dimension mondiale d’extrême gravité, manifestement contraire aux normes les plus élémentaires des droits et de la dignité de la personne, salue dès lors et souscrit aux conclusions de l’étude conjointe publiée en 2009 et réalisée par le Conseil de l’Europe et l’Organisation des Nations Unies. Elle partage notamment la conclusion selon laquelle il convient d’élaborer un instrument juridique international établissant une définition du trafic d’organes, de tissus et de cellules énonçant des mesures à prendre pour prévenir ce trafic et protéger les victimes, ainsi que des mesures de droit pénal destinées à le réprimer.
B. Exposé des motifs par M. Dick Marty, rapporteur
Table des Matières
1. Considérations préliminaires – une vue d’ensemble
2. Commentaire liminaire sur les sources
3. Résultats détaillés de nos recherches
3.1 Une vue d’ensemble
3.2 Factionnalisme de l’UÇK et liens avec le crime organisé
3.3 Les lieux de détention et le traitement inhuman des détenus
3.3.1 Détentions par l’UÇK en temps de guerre
3.3.1.1 La première catégorie de prisonniers : les « prisonniers de guerre »
3.3.1.1.1 La nature des centres de détention / Cahan
3.3.1.1 2 La nature des centres de détention/Kukes
3.3.2. Des détentions par des membres et associés de l’UÇK après la fin du conflit
3.3.2.1 Deuxième catégorie de prisonniers : les « disparus »
3.3.2.1.1. La nature des centres de détention/Rripe
3.3.2.1.2. Observations sur les conditions de détention et de transport
3.3.2.2 Troisième catégorie de prisonniers : les « victimes de la criminalité organisée »
3.3.2.3. La nature des centres de détention/Fushë-Krujë
4. La clinique Medicus
5. Le plafonnement invisible de l'obligation de rendre des comptes
6. Quelques réflexions conclusives
1. Considérations préliminaires – une vue d’ensemble
1. En avril 2008, l’ancienne Procureure auprès du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), Mme Carla Del Ponte, a publié un livre témoignage, en collaboration avec Chouk Sudetic, sur ses expériences de magistrat au sein de cette institution. Le livre a paru d’abord en italien (« La caccia – Io e i criminali di guerra »), puis traduit, notamment en français (« La traque, les criminels de guerre et moi »). Dans cet ouvrage, près de dix ans après la fin de la guerre au Kosovo, il est fait état d’un trafic d’organes humains prélevés sur des prisonniers serbes qui aurait été commis par des responsables de l’ « Armée de Libération du Kosovo » (UÇK). Ces affirmations sont surprenantes à plus d’un titre et ont suscité de vives réactions. Surprenantes, tout d’abord, parce qu’elles émanent d’une personne qui a œuvré, en revêtant de hautes responsabilités, justement au cœur du système judiciaire chargé de poursuivre les crimes commis au cours du conflit qui a ravagé l’ex-Yougoslavie. Surprenantes, aussi et surtout, parce qu’aucune suite n’avait apparemment été donnée à ces allégations, jugées pourtant tellement sérieuses au point d’être reprises dans le livre de l’ancienne procureure, qui ne pouvait certes pas ignorer l’importance et la portée des accusations qu’elle a décidé de rendre publiques.
2. Saisie d’une proposition de résolution (doc. 11574) demandant de mener une investigation approfondie sur les faits et les conséquences mentionnées par Mme Del Ponte afin d’établir s’ils sont véridiques, de rendre justice aux victimes et d’appréhender les auteurs des crimes, la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme m’a nommé rapporteur et m’a ainsi chargé de proposer un avant-projet de résolution et de rédiger un rapport.
3. Le mandat confié est tout de suite apparu d’une extraordinaire difficulté. Les faits allégués – par un ancien magistrat de rang international, rappelons-le – auraient eu lieu il y a une dizaine d’années et n’avaient été objet d’une véritable enquête par aucune des autorités nationales et internationales qui ont été en charge des territoires concernés. Tout semble indiquer, que les efforts pour établir les faits et punir les crimes de guerre ont été surtout concentrés dans une direction, en se fondant sur le présupposé implicite que les uns étaient les victimes, les autres les bourreaux. La réalité, comme on verra, semble être plus complexe. La structure encore très clanique de la société kosovare ainsi que l’absence d’une véritable société civile ont rendu extrêmement difficile l’établissement de contacts avec des sources locales. A cela s’ajoute la peur, souvent une véritable terreur, que nous avons constatée auprès de certains de nos interlocuteurs dès que nous touchions le sujet de nos recherches. Même certains représentants des autorités internationales ne cachaient pas leur absence de volonté de s’occuper de ces faits : « le passé est le passé, maintenant il faut regarder au futur », nous a-t-on dit. Les autorités Albanaises, quant à elles, ont fait savoir que leur territoire n’avait pas été concerné par le conflit et qu’elles n’avaient aucune raison d’ouvrir une enquête. Les autorités Serbes ont réagi, même si assez tardivement, sans toutefois réussir à atteindre des résultats significatifs. Le TPIY, quant à lui, avait fait quelques recherches auprès de la fameuse « Maison Jaune », en opérant cependant d’une façon assez superficielle et avec un degré de professionnalisme qui suscite quelques perplexités. A cela s’ajoute le fait que le mandat du TPIY a été restreint à une période et un espace bien délimités : la juridiction internationale est compétente à poursuivre et juger les crimes jusqu’en juin 1999, fin du conflit, et sa compétence ne s’étend pas à l’Albanie, sauf si celle-ci autorise expressément des actes d’enquêtes sur son territoire.
4. Les faits qui nous occupent aujourd’hui auraient eu lieu surtout à partir de l’été 1999, dans une situation de grande confusion qui régnait dans toute la région : les forces de sécurité serbes avaient abandonné le Kosovo, les troupes de la KFOR commençaient lentement à s’établir, pendant que des centaines de milliers de réfugiés kosovars essayaient d’abord de rejoindre l’Albanie et ensuite de retourner chez eux, et les serbes se réfugiaient dans les territoires sous contrôle de l’armée serbe. C’était le chaos : l’administration kosovare ne fonctionnait pas, la KFOR a mis passablement de temps pour prendre le contrôle de la situation, tout en ne disposant pas du savoir-faire nécessaire pour affronter des situations aussi extrêmes. L’intervention de l’OTAN s’était faite essentiellement par la voie des airs avec des bombardements au Kosovo et en Serbie – opérations que d’aucuns ont considérées contraires au droit international, le Conseil de Sécurité n’ayant pas donné son autorisation – alors que sur le terrain l’allié de fait était l’UÇK. Ce dernier a ainsi eu, dans la période critique que nous venons de décrire, le contrôle de fait sur toute la région – le Kosovo ainsi que les régions frontalières du nord de l’Albanie. Il ne s’agissait pas, bien entendu, d’un pouvoir vraiment structuré et n’assumait pas, et de loin, les formes d’un Etat. C’est au cours de cette période qu’ont été commis de nombreux crimes, aussi bien contre des serbes restés dans la région que contre des kosovars albanais soupçonnés d’avoir été des « collaborateurs » ou victimes de rivalités entre factions de l’UÇK. Ces crimes sont restés impunis et ce n’est que des années après qu’on commence, assez timidement, à s’en occuper.
5. Pendant cette phase chaotique, la frontière entre le Kosovo et l’Albanie n’existait plus. Aucun contrôle n’était effectué, ce qui d’ailleurs n’aurait été guère possible si on considère l’important flux des réfugiés vers l’Albanie, et le mouvement de retour, après la fin des hostilités. Lors d’une mission sur le terrain de la part de mon Parlement, en 1999, j’ai pu personnellement constater l’ampleur du phénomène, surtout l’extraordinaire solidarité manifestée par la population et les autorités albanaises dans l’accueil des réfugiés kosovars. Les milices de l’UÇK se déplaçaient ainsi librement des deux côtés de la frontière qui, comme nous l’avons souligné, n’était alors devenue que purement virtuelle. C’est bien donc l’UÇK qui exerce durant cette période critique le contrôle de fait dans la région, aussi bien au Kosovo que dans la partie nord de l’Albanie proche de la frontière. Et c’est avec ces maîtres des lieux que les forces internationales ont collaboré dans le cadre des opérations militaires et de rétablissement de l’ordre. Cela a aussi eu comme conséquence que les crimes commis par des membres de l’UÇK, y compris des hauts responsables, ont été, en fait, couverts et sont restés impunis.
6. Les crimes commis par les troupes serbes ont été documentés, dénoncés et, autant que possible, jugés. Il s’agit de crimes dont le caractère effroyable ne doit plus être démontré. Ils ont été le résultat d’une politique scélérate de Milosevic mise en œuvre depuis passablement de temps, aussi quand ce monsieur était encore accueilli avec toutes les honneurs dans de nombreuses capitales d’Etats démocratiques. Ces crimes ont provoqué des dizaines de milliers de victimes et bouleversé toute une région de notre continent. Dans le conflit du Kosovo, la population d’origine albanaise a subi des violences atroces, conséquences d’une folle politique de nettoyage ethnique de la part du dictateur alors en place à Belgrade. Tout cela ne saurait être remis en doute aujourd’hui. Il faut être cependant conscients que s’est alors développé un climat et une dynamique qui à conduit à considérer tous les événements et les faits dans une optique rigoureusement manichéenne : d’un côté les serbes, nécessairement méchants, de l’autre les kosovars albanais, inévitablement innocents. Dans l’horreur et la commission de crimes le principe de compensation ne peut exister. Le sentiment élémentaire de justice exige que tous soient traités de la même façon. Ce devoir de vérité et de justice est, par ailleurs, une prémisse indispensable pour qu’une véritable paix soit rétablie et que les différentes communautés puissent se réconcilier et recommencer à vivre et travailler ensemble.
7. Dans le cas du Kosovo, la logique du court-terme semble cependant avoir prévalu : rétablir l’ordre au plus vite, éviter tout ce qui pourrait être susceptible de déstabiliser la région qui se trouve encore en une situation d’équilibre très précaire. Tout cela a conduit à une justice qu’il faut bien définir sélective, dont le corollaire a été, et continue à être, l’impunité de nombreux crimes dont tous les indices indiquent qu’ils ont été l’œuvre, directe ou indirecte, de hauts responsables de l’UÇK. Les pays occidentaux qui se sont engagés au Kosovo se sont bien gardés d’intervenir directement sur le terrain, préférant recourir aux frappes aériennes, l’UÇK devenant ainsi leur indispensable allié pour les opérations terrestres. On a ainsi préféré fermer les yeux sur les crimes de guerre commis par ce dernier, privilégiant la stabilité immédiate. En effet, le nouveau Kosovo s’est essentiellement bâti sur les structures existantes du mouvement irrédentiste kosovar albanais. Les institutions internationales qui se sont succédées sur place ainsi que l’administration américaine, qui de l’avis général joue un rôle important dans la conduite des affaires de la nouvelle entité Kosovo[1], ont donc composé avec leurs alliés de fait sur le terrain, ces derniers étant devenus les nouveaux maîtres de la politique locale. Cette situation, nous l’avons déjà souligné, a finalement empêché que l’on fasse toute la lumière sur les crimes commis lorsque tout indiquait qu’ils avaient été l’œuvre de personnes qui étaient au pouvoir ou proches de celles-ci. A cela s’ajoute le fait que l’administration internationale de la MINUK disposait de ressources, quantitativement et qualitativement, insuffisantes pour poursuivre les crimes commis d’une façon efficace et impartiale. Le personnel international restait sur place pour une période limitée et il y avait une rotation continuelle, ce qui constituait également un obstacle majeur dans l’administration de la justice. Des responsables de l’administration internationale nous ont fait part de l’impossibilité de conduire des enquêtes de façon confidentielle – ce qui est pourtant une condition essentielle pour le succès d’une investigation criminelle – à cause notamment de l’emploi d’interprètes locaux qui faisaient passer les informations aux intéressés. EULEX, pour les enquêtes les plus délicates, a par la suite fait recours à des interprètes venant d’autres pays. Ces mêmes sources nous ont dit que la philosophie des internationaux pouvait se résoudre dans le principe de la « stabilité et la paix à tout prix », ce qui impliquait évidemment de ne pas se brouiller avec le pouvoir en place.
8. La mission d’EULEX, installée depuis la fin de 2008, a ainsi hérité d’une situation extrêmement difficile. De nombreux dossiers de crimes de guerre, notamment ceux dont sont suspectés des combattants de l’UÇK, ont d'ailleurs été repris de la MINUK dans un état déplorable (preuves et témoignages égarés, grand laps de temps entre les actes d’investigation incomplets), à tel point que des responsables d’EULEX n’ont pas mâché leurs mots pendant notre visite d’information et ont exprimé leur crainte que de nombreux dossiers devront être abandonnés[2]. Certains interlocuteurs qui représentent la naissante société civile kosovare n’ont pas épargné leurs critiques également à l’égard d’EULEX : on s’attendait à ce que EULEX allait s’attaquer finalement aussi aux « intouchables », dont tout le monde connaît le passé plus que trouble. En vain: il y a eu beaucoup d’annonces, beaucoup de promesses, mais les résultats concrets se font toujours attendre. L’affaire de Nazim Bllaca, le « donneur d’alerte » qui s’est lui-même publiquement accusé de meurtres commandités par des personnes qui aujourd’hui revêtent de hautes responsabilités politiques, est emblématique. On a attendu quatre jours avant de l’arrêter et de le protéger. La manière dont EULEX traitera cette affaire constituera un test important de sa détermination d’aller jusqu’au bout de sa mission de justice.
9. Il faut cependant saluer l’engagement remarquable de nombreux agents d’EULEX - actuellement 1600 cadres internationaux et 1100 employés locaux environ – ainsi que leur détermination pour faire face à l’extraordinaire défi qui leur a été confié. Leurs efforts commencent à déployer des résultats tangibles notamment en ce qui concerne les dossiers du camp de Kukës et de la clinique Medicus à Pristina. EULEX devrait absolument bénéficier d’un soutien politique plus clair et déterminé au plus haut niveau politique européen. Aucune ambiguïté ne doit subsister quant à la nécessité de s’attaquer à tous les suspects de crimes, même s’ils occupent d’importantes fonctions institutionnelles et politiques. Il est également urgent de donner à EULEX accès à toutes les archives des instances internationales antérieures, y compris celles de la KFOR rapatriées entretemps dans les pays participants[3] et les dossiers du TPIY[4]. D’après les praticiens travaillant sur place il faudrait créer une base de données unifiée, une archive commune de tous les acteurs internationaux, facilement accessible aux enquêteurs d’EULEX. On est en droit de se demander quelles peuvent bien être les raisons qui s’opposent à la mise en œuvre d’une exigence aussi élémentaire.
10. La police kosovare, à caractère pluriethnique, est formée de manière professionnelle, bien équipée et efficace dans la lutte contre la petite et moyenne criminalité. Forte de plus de 7’200 policiers en uniforme et de plus de 1’100 auxiliaires, elle inclut des représentants de 13 groupes ethniques, y compris 10% de Serbes. Selon des sondages récents, elle bénéficierait de la plus grande confiance parmi toutes les institutions au Kosovo, après la KFOR. De hauts responsables internationaux ont aussi confirmé que « la police est bonne », mais que les juges « posent problème » - comme étant susceptibles d’être intimidés, sous influence politique ou corrompus. Les jugements sur la police sont cependant nuancés parmi les observateurs que nous avons rencontrés. L’institution doit encore faire ses preuves et gagner toute la confiance de ses partenaires internationaux, y compris auprès de la mission d’EULEX, où nous avons encore ressenti certains doutes par rapport à la volonté politique de tous les responsables de cette force de lutter sans réserves contre toutes les formes de criminalité ; en particulier, contre le crime organisé, les crimes impliquant de hautes personnalités politiques, et, notamment, la volonté et la capacité d’assurer une protection vraiment efficace des témoins, aspect très délicat et indispensable pour une poursuite des criminels les plus notoires et dangereux.
11. La corruption et la criminalité organisée constituent un problème majeur de la région, comme l’indiquent plusieurs études internationales. Cela est d’autant plus grave que des connexions existent entre criminalité, corruption et politique La présence massive d’agents internationaux ne facilite pas les choses et conduit à des résultats pervers : un chauffeur ou une femme de ménage d’une institution internationale ou d’une ambassade gagne en règle générale sensiblement plus qu’un agent de police ou un juge. Cela ne peut que porter atteinte à l’échelle des valeurs.
12. Le dossier le plus urgent du point de vue humanitaire est celui des personnes disparues. Le nombre des disparitions est très important par rapport à la population totale du Kosovo. Sur 6’005 dossiers de disparitions ouverts par la Croix Rouge, 1’400 personnes environ ont été retrouvées vivantes et 2’500 corps ont pu être retrouvés et identifiés. Il s’agit pour la plupart de victimes kosovares de souche albanaise retrouvées par moitié respectivement dans des charniers découverts en territoire sous contrôle effectif serbe et au Kosovo. Aux 1’869 personnes disparues pendant le conflit dont le sort n’a toujours pas été établi (dont deux tiers environ sont des kosovars de souche albanaise) s’ajoutent 470 personnes disparues après l’arrivée des troupes de la KFOR le 12 juin1999, dont 95 de souche albanaise et 375 non-albanais, pour la plupart serbes[5].
13. Au sujet de ces disparitions, il convient de souligner que de nombreuses familles kosovares albanaises ayant perdu un parent après le 12 juin 1999 auraient déclaré une date de disparition avant cette date par crainte que leurs proches pourraient passer pour des « traîtres » punis par l'UÇK. Il est révélateur que la loi kosovare sur l’indemnisation des familles des « martyrs » exclue expressément les personnes mortes après l’arrivée de la KFOR. Pour ce qui est de la loi, encore en discussion, sur l’indemnisation des familles de personnes disparues, la position des autorités kosovares est de couvrir uniquement les disparitions après le 1 janvier 1999 et avant le 12 juin 1999. En fait, cela indique à quel point ce problème des disparus kosovars albanais est encore sensible. Selon plusieurs de nos interlocuteurs, le sujet reste un véritable tabou et continue à être un sérieux obstacle à la recherche de la vérité, car la chasse aux « traîtres » a souvent dissimulé la lutte sanglante entre factions de l’UÇK et servi à cacher les crimes commis par des membres de l’UÇK.
14. Le Bureau des personnes disparues et de médecine légale[6] a de grandes difficultés de travailler avec la documentation souvent de mauvaise qualité héritée de ses prédécesseurs[7] ; il a également de la peine de motiver et de retenir le personnel, sous-payé par rapport aux qualifications requises. La coopération entre les différentes instances internationales et les autorités kosovares ainsi que les autorités compétentes de l’Albanie pour élucider le sort des personnes disparues laisse à désirer. Alors que la Serbie a coopéré, non sans hésitations initiales, dans les opérations de fouille de fosses communes suspectes sur le territoire sous son contrôle, de tels actes d’investigation se sont avérés beaucoup plus compliqués sur le territoire du Kosovo[8], voire impossible jusqu’à maintenant sur le territoire albanais[9]. La coopération des autorités kosovares est particulièrement défaillante en ce qui concerne les 470 disparitions officiellement intervenues après la fin du conflit[10]. Le manque de coopération des autorités kosovares et albanaises pour rechercher des personnes disparues serbes, et même kosovares de souche albanaise, qui pourraient s’avérer être des victimes de crimes commis par des membres de l’UÇK, suscite de sérieux doutes quant à la volonté politique des autorités actuelles de faire toute la vérité sur ces événements
15. Le groupe de travail sur les personnes disparues présidé par la Croix Rouge et le Bureau pour les personnes disparues d’EULEX a besoin du soutien plein et entier de la communauté internationale pour surmonter les réticences de part et d’autre, dans l’intérêt des proches des victimes dont les souffrances continues constituent un important obstacle à la réconciliation.
16. Nous avons rappelé comment les allégations de trafic d’organes ont été rendues publiques et comment elles ont assumé une dimension internationale, au point d’induire l’APCE à demander l’élaboration du présent rapport. Il a été beaucoup fait état de la « Maison Jaune » située à Rripe près de Burrel en Albanie centrale. Toute l’attention s’est apparemment concentrée sur cette maison. Elle n’est en fait qu’un élément accessoire d’une affaire bien plus vaste et complexe. Il est vrai que tout semble avoir commencé par des révélations concernant la « Maison Jaune ». En février 2004, une visite d’observation sur place a été organisée conjointement par le TPIY et la MINUK, avec la participation d’un journaliste. En fait, il ne s’est pas agi d’un véritable examen de police scientifique selon toutes les règles de l’art. Des participants à cette visite que nous avons interviewés ont expressément dénoncé un certain manque de professionnalisme, notamment en ce qui concerne les prélèvements d’échantillons et les constats scientifiques. Néanmoins, le comportement des membres de la famille K. vivant dans la maison suscite plusieurs interrogations, notamment au sujet des versions différentes et contradictoires qu’ils ont successivement données à propos de la présence de traces de sang (relevées par l’utilisation de luminol) près d’une table dans la pièce principale. Le patriarche de la famille a indiqué que des animaux de la ferme avaient été mis à mort et charcutés à cet endroit ; une autre explication a également été fournie selon laquelle une des femmes du ménage aurait donné naissance à l’un de ses enfants au même endroit.
17. Ni le TPIY, ni la MINUK, ni le parquet albanais n’ont donné suite à cette visite en diligentant des enquêtes plus approfondies. L’enquêteur albanais qui avait pris part à ce constat sur place, s’est d’ailleurs empressé de publiquement affirmer qu’il n’existait aucun indice de quelque nature que ce soit. Les prélèvements matériels effectués sur place ont été par la suite détruits par le TPIY, après avoir été photographiés, comme le procureur auprès du Tribunal nous l'a confirmé dans une lettre[11]. Qu’il soit permis de nous en étonner.
18. L’équipe du Procureur spécial pour les crimes de guerre à Belgrade, qui a déployé des efforts considérables, n’a pas non plus abouti à des résultats très concrets. La forte médiatisation qui a entouré l’enquête n’a certes pas contribué à son efficacité. Nous remercions le procureur spécial pour sa coopération et sa disponibilité.
19. L’équipe de procureurs et enquêteurs internationaux au sein de la mission d’EULEX chargée d’enquêter sur les allégations de traitements inhumains, y compris celles relatives à un éventuel trafic d’organes, a fait des progrès notamment en ce qui concerne la preuve de l’existence de lieux de détention secrets de l’UÇK au nord de l’Albanie où des meurtres auraient été également commis. Mais cette enquête se heurte jusqu’à présent au manque de coopération des autorités albanaises qui ont laissé sans réponse la demande de coopération judiciaire précise et détaillée qui leur a été adressée. A ce jour, EULEX n’a pas eu accès à la totalité des informations collectées par le TPIY dans ce domaine.
20. L’enquête, également conduite par EULEX, dans l’affaire de la clinique Medicus à Pristina, est rendue difficile par la lenteur des réponses des autorités de plusieurs pays membres et observateurs du Conseil de l’Europe à des demandes d’assistance judiciaire de la part d’EULEX[12]. Au vu de la gravité des faits –trafic d’organes ! – ces retards sont incompréhensibles et intolérables. Rappelons que cette enquête a conduit à l'arrestation, en novembre 2008 d’un certain nombre de personnes impliquées. Contre d’autres personnes suspectées actuellement en fuite, des mandats d’arrêts ont été diffusés[13]. Cette enquête démontre également l’existence d’infrastructures et de réseaux criminels, impliquant aussi des médecins, agissant dans la région dans le cadre d’un trafic international d’organes humains, malgré la présence de forces internationales. Nous verrons que des éléments suffisamment sérieux et concrets subsistent pour affirmer que ce trafic existait déjà avant l’affaire Medicus et que certains responsables et associés de l’UÇK n’y ont pas été étrangers. En tout cas, le doute est tel, qu’on ne saurait tolérer qu’une enquête sérieuse, indépendante et complète ne soit finalement pas diligentée.
21. La reconstruction des événements pendant la période tourmentée et chaotique de 1999 à 2000 au Kosovo est, on l’a vu, extrêmement difficile. Il y a eu, et il y a toujours, à l’exception de quelques enquêteurs d’EULEX, un manque de volonté d’établir la vérité et les responsabilités de ce qui s’est passé pendant ce laps de temps. Le faisceau d’indices existant contre certains hauts responsables de l’UÇK explique en grande partie ces réticences. Il y a des témoins de ces événements qui ont été éliminés, d’autres sont terrorisés par le simple fait d’être interpellés sur ces événements. Ils ne font absolument pas confiance dans les mesures de protection qu’on pourrait leur accorder. Avec certains interlocuteurs nous avons dû prendre des précautions très rigoureuses pour leur assurer l’anonymat le plus complet. Nous les avons cependant jugés dignes de foi et avons pu constater que leurs déclarations étaient confirmées par des éléments objectivement vérifiables. Notre but n’était toutefois pas celui de conduire une enquête criminelle. Nous prétendons cependant d’avoir recueilli des éléments suffisamment importants pour exiger avec force que les instances internationales et les Etats concernées mettent finalement tout en œuvre pour que la vérité soit établie et les responsables clairement identifiés et appelés à rendre compte de leurs actes. Les indices de collusion entre criminalité et personnes revêtant des responsabilités politiques et des fonctions institutionnelles sont trop nombreux et trop sérieux pour être ignorés. C’est un droit fondamental des citoyens kosovars de connaître la vérité, toute la vérité, c’est également une condition indispensable pour une réconciliation entre les communautés et un avenir prospère du pays.
22. Avant d’entrer plus dans le détail de nos recherches, qu’il me soit permis de remercier tous ceux et toutes celles qui m’ont aidé dans ce travail aussi difficile que délicat. Tout d’abord le Secrétariat de la Commission, assisté par un expert externe, les autorités des Etats visités, ainsi que des journalistes compétents et courageux qui ont partagé certaines informations avec nous. Un remerciement particulier aux personnes qui ont eu confiance dans notre professionnalisme, notamment dans notre devoir de protéger leur identité pour ne pas les mettre en danger.
2. Commentaire liminaire sur les sources
23. Au cours de notre enquête, nous avons recueilli des témoignages et des documents provenant de plusieurs douzaines de sources principales, parmi lesquelles figurent les combattants et auxiliaires des diverses factions armées qui ont pris part aux hostilités au Kosovo ; les victimes directes d'actes de violence commis au Kosovo et dans les territoires voisins ; les membres des familles de personnes disparues ou décédées ; les actuels et anciens représentants des institutions judiciaires internationales ayant à connaître des événements au Kosovo [à commencer par la Mission d'administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo (MINUK), la mission européenne de police et de justice au Kosovo (EULEX) et le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY)] ; les représentants des systèmes judiciaires nationaux, dont les procureurs compétents pour les faits en rapport avec le Kosovo [les services du procureur chargé des crimes de guerre de Belgrade ; le procureur général de Tirana ; les procureurs, fonctionnaires de police et agents de la Sûreté publique de Pristina et de trois États voisins] ; les agences humanitaires [dont le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et la Commission internationale pour les personnes disparues (ICMP)] ; enfin, divers membres de la société civile et des instances de protection des droits de l'homme, qui ont enquêté sur les événements survenus au Kosovo pendant la période qui nous intéresse et en ont rendu compte [y compris le Centre de droit humanitaire].
24. Nous nous sommes bien entendus attachés, chaque fois que cela s'avérait possible, à recueillir nous-mêmes directement ces témoignages, soit à l'occasion de réunions publiques, soit par des entretiens confidentiels, au cours des visites effectuées à Pristina, Tirana, Belgrade et dans d'autres régions des Balkans. Toutefois, certaines sources qui nous ont fourni ces témoignages n'ont pas été en mesure de nous rencontrer en personne pour diverses raisons, au nombre desquelles figurent leur « disparition » pour des raisons de sécurité, leur transfert à l'étranger et les contraintes du programme officiel des réunions prévues au cours de notre mission dans la région.
25. Nous avons, en outre, rencontré les mêmes difficultés à obtenir des témoignages dignes de foi au sujet des allégations de crimes commis par les Kosovars albanais que les autres instances d'enquête au cours des 10 dernières années. Le sentiment viscéral de loyauté à l'égard du clan et le sens de l'honneur, que le rapport d’expertise présenté au TPIY lors du délibéré de l’affaire Limaj et. al.[14] a peut-être le mieux cernés, nous interdisaient tout accès à la plupart des témoins de l'ethnie albanaise. Compte tenu du fait que deux actions en justice importantes engagées par le TPIY avaient entraîné la mort d'un si grand nombre de témoins, ce qui avait finalement empêché que la justice soit rendue[15], il était très peu probable qu'un rapporteur de l'Assemblée, dont les moyens étaient en comparaison bien dérisoires, parvienne à obtenir de ces témoins qu'ils s'adressent directement à nous.
26. Bon nombre de personnes qui ont travaillé pendant des années au Kosovo, et qui font partie des observateurs les plus respectés dans le domaine de la justice dans la région, nous ont indiqué que les réseaux albanais de la criminalité organisée (« la mafia albanaise ») implantés en Albanie, dans les pays voisins, notamment au Kosovo et dans « l'ex-République yougoslave de Macédoine », ainsi qu'au sein de la diaspora albanaise, étaient probablement plus difficiles à infiltrer que la Mafia italienne ; les simples exécutants situés au bas de l'échelle hiérarchique de ces réseaux préféreraient séjourner quelques dizaines d'années en prison ou être condamnés pour entrave à la justice que de livrer un membre de leur clan.
27. Nous avons donc été contraints, mais uniquement lorsque cela s'imposait, de nous fonder sur les enregistrements audio et vidéo d'entretiens dans lesquels des sources essentielles étaient interrogées par d'autres personnes que nous. Dans ce cas, nous avons fait tout notre possible pour établir l'identité, l'authenticité et la crédibilité de ces sources ; nous avons comparé leurs témoignages aux informations recueillies auprès de sources distinctes et indépendantes, dont elles n’avaient pu avoir aucune connaissance ; enfin, nous avons obtenu directement de la part des personnes interrogées des renseignements sur les circonstances et les conditions dans lesquelles ces entretiens ont eu lieu.
28. Ces entretiens ont été menés par des représentants des services répressifs de divers pays, des chercheurs et universitaires et des journalistes d'investigation d’une réputation et d’une fiabilité reconnues. Nous avons systématiquement veillé à corroborer ces témoignages.
3. Résultats détaillés de nos recherches
3.1 Une vue d’ensemble
29. La vue d’ensemble qui ressort de notre enquête diffère considérablement, à plusieurs égards, du tableau que l’on brosse habituellement du conflit du Kosovo. De fait, malgré l'intensité indéniable de la lutte menée pour le destin du territoire du Kosovo, les factions ennemies se seraient très rarement heurtées en combats armés le long d'une quelconque ligne de front.
30. Les violences odieuses commises par les soldats et les forces de police serbes, qui tentaient de soumettre, puis d'expulser la population albanaise du Kosovo, sont de notoriété publique et parfaitement établies.
31. L'importance des éléments de preuve que nous avons découverts tient peut-être surtout au fait qu'ils sont souvent en contradiction avec l'image racoleuse de l’Armée de Libération du Kosovo (UÇK), présentée comme une armée de guérilleros qui se sont vaillamment battus pour défendre le droit de leurs compatriotes à vivre sur le territoire du Kosovo.
32. S’il est indéniable que de nombreux soldats courageux, prêts à aller au combat, à faire face à l'adversité et, si nécessaire, à mourir pour la cause d'une patrie kosovar albanaise indépendante étaient présents dans les rangs de l’UÇK, ceux-ci ne constituaient pas nécessairement la majorité.
33. D'après les témoignages que nous sommes parvenus à recueillir, la politique et la stratégie adoptées par certains dirigeants de l’UÇK allaient bien au-delà de la simple ambition de vaincre les oppresseurs serbes.
34. D'une part, la direction de l’UÇK a cherché à obtenir la reconnaissance et le soutien de partenaires étrangers, parmi lesquels figurait notamment le gouvernement des États-Unis. À cette fin, les « porte-parole » de l'UÇK, qui entretenaient d'excellents contacts sur la scène internationale, devaient donner un certain nombre d'assurances à leurs partenaires et contributeurs et/ou prendre des engagements précis qui conditionnaient de fait l'obtention du soutien de l'étranger.
35. D'autre part, un certain nombre d'officiers supérieurs de l’UÇK n’auraient pas manqué de tirer profit de la guerre, notamment sous forme d’avantages matériels et personnels pour eux-mêmes. Leur objectif aurait été de s'arroger ou d'assurer aux membres de leur famille ou de leur clan un certain nombre de ressources, par exemple grâce à l'exercice de fonctions politiques ou d'activités dans des domaines lucratifs comme le secteur pétrolier, le bâtiment et l'immobilier. Il s'agissait pour eux de réparer ce qu'ils considéraient comme une injustice dont avait été victime la population albanaise de l'ancienne Yougoslavie. Un grand nombre d'entre eux se seraient employés à profiter au mieux du pouvoir dont ils disposaient pendant le temps où certaines zones de non-droit étaient placées sous leur autorité opérationnelle (comme dans certaines parties du Kosovo méridional et occidental) et à user de leur influence, surtout en termes de ressources financières, pour s’implanter dans d'autres pays (par exemple en Albanie).
36. En réalité, les principales activités opérationnelles des membres de l’UÇK avant, pendant et immédiatement après le conflit étaient menées sur le territoire albanais, où les forces de sécurité serbes n’étaient jamais déployées.
3.2 Factionnalisme de l’UÇK et liens avec le crime organisé
37. Pendant plus de deux ans après sa première apparition en 1996, l’UÇK, était considérée par les observateurs occidentaux comme un groupe marginal et désorganisé d'insurgés, dont les attaques lancées contre l'État yougoslave s'apparentaient à des actes de « terrorisme ».
38. Nos sources proches de l’UÇK ainsi que des témoignages de membres de l’UÇK faits prisonniers par la police serbe confirment que les principales bases de l’UÇK où se rassemblaient ses recrues se trouvaient dans le nord de l'Albanie.
39. Il est parfaitement établi que les armes et les munitions étaient acheminées en contrebande dans diverses régions du Kosovo, souvent à dos de cheval et depuis le nord de l'Albanie, par des routes de montagne empruntées clandestinement. Selon la police serbe, il s'agissait d'incursions criminelles effectuées par des malfaiteurs qui prévoyaient de commettre des actes terroristes contre les forces de sécurité serbes. Les kosovars albanais et les ressortissants albanais qui prenaient part à ces opérations de contrebande les présentaient en revanche comme des actes héroïques de résistance à l'oppression serbe.
40. Le renforcement de la capacité de combat et de la crédibilité de l’UÇK auprès de la population albanaise du Kosovo semble avoir suivi, surtout au cours de l'année 1998, une trajectoire comparable à l'escalade des brutalités commises lors de la répression exercée par l'armée et la police serbes.
41. Ce n'est pourtant qu'au deuxième semestre de 1998 que l’UÇK est parvenue à s’imposer dans l’esprit de la communauté internationale, grâce au soutien explicite des puissances occidentales basé sur le « lobbying » des Etats-Unis, comme le fer de lance de la lutte menée par les Kosovars albanais pour la libération du Kosovo.
42. Le fait d'apparaître comme un acteur de premier plan était indispensable pour l’UÇK, dont il était l’atout le plus précieux. C'est en effet ce qui a incité les donateurs les plus fortunés de la diaspora albanaise à faire parvenir des fonds considérables à l’UÇK. Cette image a également conféré à chaque représentant de l’UÇK une autorité accrue, qui lui permettait de parler et d'agir au nom de l'ensemble des Albanais du Kosovo, tandis que les personnalités de premier plan de l’UÇK acquéraient une stature d’éminences grises les plus plausibles du Kosovo de l'après-guerre.
43. Cet apparent rôle prééminent de l’UÇK, dû en grande partie aux Américains, était en fait prévisible et a représenté le socle sur lequel l’UÇK est parvenue à prendre l'ascendant sur les autres forces politiques albanaise
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http://assembly.coe.int/ASP/APFeaturesManager/defaultArtSiteVoir.asp?ID=964