Alexander GROTHENDIECK
Un mathématicien d'exception
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Lauréat de la médaille Fields (1966), l'Académie Royale des Sciences de Suède lui décerne le prix Crafoord en 1988. Les spécialistes le considèrent comme l'un des plus grands génies des mathématiques de tous les temps. Le "fondateur" de l'Algèbre géométrique, Alexandre GROTHENDIECK, a passé son enfance et la dernière partie de sa carrière à Montpellier.
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GROTHENDIECK est né le 28 Mars 1928 à Berlin, d'un père, Juif Lituanien, qui mourut dans le camp de concentration de Dachau. Fuyant l'Allemagne nazie, Alexandre Grothendieck et sa mère s'installent à Montpellier.
En 1948, il décide de poursuivre des études en mathématiques à Paris. Dans une situation de dénuement total, il frappe à la bonne porte, celle d'André Magnier, inspecteur général de mathématiques et membre de l'Entraide Universitaire de France, qui lui accorde une bourse. Le professeur Henri Cartan l'admet dans ses séminaires à l'École Normale Supérieure (ENS) et le dirige vers Dieudonné, un des as des mathématiques de ce siècle.
Par sa grande puissance de travail, son intuition extraordinaire, sa passion, Grothendieck séduit le monde des mathématiciens. En six mois, il résout quatorze problèmes de mathématiques (chaque problème est équivalent à un sujet de thèse de doctorat). Peu à peu, l'élève génie se transforme en pape des mathématiques. De 1959 à 1971, il occupe un poste de professeur au prestigieux Institut des Hautes Études Scientifiques (IHES) de Paris. L'homme est gai, optimiste, chaleureux, généreux et a une vision globale des mathématiques. Par peur de perdre ses idées, ses élèves l'enregistrent sur des bandes magnétiques. La collaboration Grothendieck, Serre (médaille Fields 1954) et Dieudonné donne naissance aux "Éléments de la géométrie algébrique".
En 1966, il obtient la médaille Fields (équivalent du Prix Nobel en mathématiques), mais il refuse de se rendre à Moscou pour la recevoir. En effet, il marque ainsi un signe de solidarité avec les écrivains Daniel et Siniavski, notamment contre le traitement que leur réservent les Soviétiques.
Lorsqu'en 197l, Grothendieck découvre que l'IHES reçoit des financements du Ministère de la Défense, il démissionne et s'engage ensuite en politique, créant le journal "Vivre et Survivre" et prônant l'arrêt de la recherche scientifique. ll entre au Collège de France et intitule son cours "Faut-il continuer la recherche scientifique ?". Son contrat n'est pas renouvelé. En 1973, il revient à Montpellier où il enseigne les mathématiques et en 1984, il réintègre le CNRS. En Avril 1988, l'Académie Royale des Sciences de Suède lui décerne le Prix Crafoord, avec l'un de ses anciens élèves, le belge Pierre Deligne. Mais dans une lettre, publiée par le journal "Le Monde" du 4 Mai de la même année, il annonce qu'il refuse ce prix, ainsi que les 270 00l dollars qui lui sont associés. Il justifie son refus par la dérive de la "science officielle" : "Je suis sensible à l'honneur, (...), je ne souhaite pas recevoir ce prix (ni d'ailleurs un autre), (...), mon salaire, (...), est beaucoup plus que suffisant pour mes besoins, (...). Dans les deux décennies écoulées, l'éthique du métier scientifique s'est dégradée". C'est dans cette même lettre qu'il éclaircit ses positions sur la recherche scientifique, en rappelant qu'en 197l il quitta le milieu "scientifique officiel", sans renoncer pour autant à sa passion pour la recherche scientifique, puisqu'il continua à former des jeunes hors du circuit institutionnel. En Octobre 1988, il part à la retraite.
Fatigué, usé, amer, seul, il s'isole à Aumettes, un village du Vaucluse. Un jour, lors d'un reportage, des journalistes le prennent en photo contre son gré. La publication est faite par des journaux et revues sous le sigle "Photo x/ Reproduction interdite". Pour Grothendieck, c'est une autre façon de piller et trahir. Résultat : en 1991, il part d'Aumettes pour s'installer quelque part dans le sud, s'isoler davantage. "Grothendieck est vivant", nous assurent ses anciens élèves et amis, "mais il ne veut plus recevoir de courrier et veut vivre isolé".
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Extrait du Journal Le Monde, 4 mai 1988
Lettre à l'Académie Royale des Sciences de Suède
Le mathématicien français
Alexandre Grothendieck
refuse le prix Crafoord
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Le mathématicien français Alexandre Grothendieck, qui obtint en 1966 la médaille Fields, l'équivalent du prix Nobel en mathématiques, vient de refuser le prix Crafoord que l'Académie royale des sciences de Suède avait décidé de lui décerner (Le Monde daté des 17 et 18 Avril). Ce prix, d'une valeur de 270 000 dollars (1,54 millions de francs), qu'il devait partager avec l'un de ses anciens élèves, le belge Pierre Deligne, récompense depuis 1982 des chercheurs travaillant dans le domaine des mathématiques, des sciences de la Terre, de l'astronomie et de la biologie. Le géophysicien français Claude Allègre en fut le lauréat en 1986. Dans le texte qui suit et qui est adressé au secrétaire perpétuel de l'Académie royale des sciences de Suède, M. Alexandre Grothendieck explique les raisons de son refus.
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Les dérives de la "science officielle"
Je suis sensible à l'honneur que me fait l'Académie royale des sciences de Suède en décidant d'attribuer le prix Crafoord pour cette année, assorti d'une somme importante, en commun à Pierre Deligne (qui fut mon élève) et à moi-même. Cependant, je suis au regret de vous informer que je ne souhaite pas recevoir ce prix (ni d'ailleurs aucun autre), et ceci pour les raisons suivantes.
Mon salaire de professeur, et même ma retraite à partir du mois d'octobre prochain, est beaucoup plus que suffisant pour mes besoins matériels et pour ceux dont j'ai la charge ; donc je n'ai aucun besoin d'argent. Pour ce qui est de la distinction accordée à certains de mes travaux de fondements, je suis persuadé que la seule épreuve décisive pour la fécondité d'idées ou d'une vision nouvelle est celle du temps. La fécondité se reconnaît à la progéniture, et non par les honneurs.
Je constate par ailleurs que les chercheurs de haut niveau auxquels s'adresse un prix prestigieux comme le prix Crafoord sont tous d'un statut social tel qu'ils ont déjà en abondance et le bien-être matériel et le prestige scientifique, ainsi que tous les pouvoirs et prérogatives qui vont avec. Mais n'est-il pas clair que la surabondance des uns ne peut se faire qu'aux dépens du nécessaire des autres ?
Les travaux qui me valent la bienveillante attention de l'Académie royale datent d'il y a vingt-cinq ans, d'une époque où je faisais partie du milieu scientifique et où je partageais pour l'essentiel son esprit et ses valeurs. J'ai quitté ce milieu en 1970 et, sans renoncer pour autant à ma passion pour la recherche scientifique, je me suis éloigné intérieurement de plus en plus du milieu des scientifiques.
Or, dans les deux décennies écoulées l'éthique du métier scientifique (tout au moins parmi des mathématiciens) s'est dégradée à un degré tel que le pillage pur et simple entre confrères (et surtout aux dépens de ceux qui ne sont pas en position de pouvoir se défendre) est devenu quasiment une règle générale, et qu'il est en tout cas toléré par tous, y compris dans les cas les plus flagrants et les plus iniques.
Dans ces conditions, accepter d'entrer dans le jeu des prix et des récompenses serait aussi donner ma caution à un esprit et à une évolution, dans le monde scientifique, que je reconnais comme profondément malsains, et d'ailleurs condamnés à disparaître à brève échéance tant ils sont suicidaires spirituellement, et même intellectuellement et matériellement.
C'est cette troisième raison qui est pour moi, et de loin, la plus sérieuse. Si j'en fais état, ce n'est nullement dans le but de critiquer les intentions de l'Académie royale dans l'administration des fonds qui lui sont confiés. Je ne doute pas qu'avant la fin du siècle, des bouleversements entièrement imprévus vont transformer de fond en comble la notion même que nous avons de la "science", ses grands objectifs et l'esprit dans lequel s'accomplit le travail scientifique. Nul doute que l'Académie royale fera alors partie des institutions et des personnages qui auront un rôle utile à jouer dans un renouveau sans précédent, après une fin de civilisation également sans précédent.
Je suis désolé de la contrariété que peut représenter pour vous-même et pour l'Académie royale mon refus du prix Crafoord, alors qu'il semblerait qu'une certaine publicité ait d'ores et déjà été donnée à cette attribution, sans l'assurance au préalable de l'accord des lauréats désignés. Pourtant, je n'ai pas manqué de faire mon possible pour donner à connaître dans le milieu scientifique, et tout particulièrement parmi mes anciens amis et élèves dans le monde mathématique, mes dispositions vis-à-vis de ce milieu et de la "science officielle" d'aujourd'hui.
Il s'agit d'une longue réflexion, Récoltes et Semailles, sur ma vie de mathématicien, sur la création (et plus particulièrement la création scientifique) en général, qui est devenue en même temps, inopinément, un "tableau de moeurs" du monde mathématique entre 1950 et aujourd'hui. Un tirage provisoire (en attendant sa parution sous forme de livre), fait par les soins de mon université en deux cents exemplaires, a été distribué presque en totalité parmi mes collègues mathématiciens, et plus particulièrement parmi les géomètres algébristes (qui m'ont fait l'honneur de se souvenir de moi). Pour votre information personnelle, je me permets de vous en envoyer deux fascicules introductifs, sous une enveloppe séparée.
Alexandre Grothendieck
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Source : Survivre et Vivre
numéro 6 - Janvier 1971
Comment je suis devenu militant ?
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Voilà un résumé de l'intervention d'Alexandre Grothendieck au cours de la discussion publique Le Travailleur Scientifique et la Machine Sociale qui a eu lieu à la Faculté des Sciences de Paris (Paris VI), le mardi 15 décembre 1970, avec la participation du comité Survivre.
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Il est assez peu courant que des scientifiques se posent la question du rôle de leur science dans la société. J'ai même l'impression très nette que plus ils sont haut situés dans la hiérarchie sociale, et plus par conséquent ils se sont identifiés à l'establishment, ou moins ils sont contents de leur sort, moins ils ont tendance à remettre en question cette religion qui nous a été inculquée dès les bancs de l'école primaire : toute connaissance scientifique est bonne, quel que soit son contexte ; tout progrès technique est bon. Et comme corollaire : la recherche scientifique est toujours bonne. Aussi les scientifiques, y compris les plus prestigieux, ont-ils généralement une connaissance de leur science exclusivement "de l'intérieur", plus éventuellement une connaissance de certains rapports administratifs de leur science avec le reste du monde. Se poser une question comme : la science actuelle en général, ou mes recherches en particulier, sont-elles utiles, neutres ou nuisibles à l'ensemble des hommes ? Cela n'arrive pratiquement jamais, la réponse étant considérée comme évidente, par les habitudes de pensée enracinées depuis l'enfance et léguées depuis des siècles. Pour ceux d'entre nous qui sommes des enseignants, la question de la finalité de l'enseignement, ou même simplement celle de son adaptation aux débouchés, est tout aussi rarement posée.
Pas plus que mes collègues, je n'ai fait exception à la règle. Pendant près de vingt-cinq ans, j'ai consacré la totalité de mon énergie intellectuelle à la recherche mathématique, tout en restant dans une ignorance à peu près totale sur le rôle des mathématiques dans la société, id est pour l'ensemble des hommes, sans même m'apercevoir qu'il y avait là une question qui méritait qu'on se la pose ! La recherche avait exercé sur moi une grande fascination, et je m'y étais lancé dès que j'étais étudiant, malgré l'avenir incertain que je prévoyais comme mathématicien, alors que j'étais étranger en France. Les choses se sont aplanies par la suite : j'ai découvert l'existence du CNRS et j'y ai passé huit années de ma vie, de 1950 à 1958, toujours émerveillé à l'idée que l'exercice de mon activité favorite m'assurait en même temps la sécurité matérielle, plus généreusement d'ailleurs d'année en année. Depuis 1959, j'ai été professeur à l'Institut des Hautes Etudes Scientifiques (IHES) qui est un petit institut de recherche pure créé à ce moment, subventionné à l'origine uniquement par des fonds privés (industries). Avec mes quelques collègues, j'y jouissais de conditions de travail exceptionnellement favorables, comme on n'en trouve guère ailleurs qu'à l'Institute for Advanced Study, à Princeton, qui avait d'ailleurs servi de modèle à l'IHES. Mes relations avec les autres mathématiciens (comme, dans une large mesure, celles des mathématiciens entre eux) se bornaient à des discussions mathématiques sur des questions d'intérêts communs, qui fournissaient un sujet inépuisable. N'ayant eu d'autre enseignement à donner qu'au niveau de la recherche, avec des élèves préparant des thèses, je n'avais guère eu l'occasion d'être directement confronté aux problèmes de l'enseignement ; d'ailleurs, comme la plupart de mes collègues, je considérais que l'enseignement au niveau élémentaire était une diversion regrettable dans l'activité de recherche, et j'étais heureux d'en être dispensé.
Heureusement, il commence à y avoir une petite minorité de scientifiques qui se réveillent plus ou moins brutalement de l'état de quiétude parfaite que je viens de décrire. En France, le mois de Mai 1968 a été dans ce sens un puissant stimulant sur beaucoup de scientifiques ou d'universitaires. Le cas de C. Chevalley est à ce sujet particulièrement éloquent. Pour moi, ces événements m'ont fait prendre conscience de l'importance de la question de l'enseignement universitaire et de ses relations avec la recherche, et j'ai fait partie d'une commission de travail à la Faculté des Sciences d'Orsay, chargée de mettre au point des projets de structure (nos conclusions tendant à une distinction assez nette entre le métier d'enseignant et celui de chercheur ont été d'ailleurs battues en brèche avec une rare unanimité par les assistants et les professeurs, et les rares étudiants qui se sont mêlés aux débats). Cependant, n'étant pas enseignant, ma vie professionnelle n'a été en rien modifiée par le grand brassage idéologique de Mai 68.
Néanmoins, depuis environ une année, j'ai commencé à prendre conscience progressivement de l'urgence d'un certain nombre de problèmes, et depuis fin juillet 1970 je consacre la plus grande partie de mon temps en militant pour le mouvement Survivre, fondé en juillet à Montréal. Son but est la lutte pour la survie de l'espèce humaine, et même de la vie tout court, menacée par le déséquilibre écologique croissant causé par une utilisation indiscriminée de la science et de la technologie et par des mécanismes sociaux suicidaires, et menacée également par des conflits militaires liés à la prolifération des appareils militaires et des industries d'armement. Les questions soulevées dans le petit tract qui a annoncé la réunion d'aujourd'hui font partie de la sphère d'intérêt de Survivre, car elles nous semblent liées de façon essentielle à la question de notre survie. On m'a suggéré de raconter ici comment s'est faite la prise de conscience qui a abouti à un bouleversement important de ma vie professionnelle et de la nature de mes activités.
Pour ceci, je devrais préciser que dans mes relations avec la plupart de mes collègues mathématiciens, il y avait un certain malaise. Il provenait de la légèreté avec laquelle ils acceptaient des contrats avec l'armée (américaine le plus souvent), ou acceptaient de participer à des rencontres scientifiques financées par des fonds militaires. En fait, à ma connaissance, aucun des collègues que je fréquentais ne participait à des recherches de nature militaire, soit qu'ils jugent une telle participation comme répréhensible, soit que leur intérêt exclusif pour la recherche pure les rendent indifférents aux avantages et au prestige qui est attaché à la recherche militaire. Ainsi, la collaboration des collègues que je connais avec l'armée leur fournit un surplus de ressources ou des commodités de travail supplémentaires, sans contrepartie apparente sauf la caution implicite qu'ils donnent à l'armée.
Cela ne les empêche d'ailleurs pas de professer des idées "de gauche" ou de s'indigner des guerres coloniales (Indochine, Algérie, Viêt Nam) menées par cette même armée dont ils receuillent volontiers la manne bienfaisante. Ils donnent généralement cette attitude comme justification de leur collaboration avec l'armée, puisque d'après eux cette collaboration "ne limitait en rien" leur indépendance par rapport à l'armée, ni leur liberté d'opinion. Ils se refusent à voir qu'elle contribue à donner une auréole de respectabilité et de libéralisme à cet appareil d'asservissement, de destruction et d'avilissement de l'homme qu'est l'armée.
Il y avait là une contradiction qui me choquait. Cependant, habitué depuis mon enfance aux difficultés qu'il y a à convaincre autrui sur des questions morales qui me semblent évidentes, j'avais le tort d'éviter les discussions sur cette question importante, et je me cantonnais dans le domaine des problèmes purement mathématiques, qui ont ce grand avantage de faire aisément l'accord des esprits.
Cette situation a continué jusqu'au mois de décembre 1969, où j'appris fortuitement que l'IHES était depuis trois ans financé partiellement par des fonds militaires. Ces subventions d'ailleurs n'étaient assorties d'aucune condition ou entrave dans le fonctionnement scientifique de IHES, et n'avaient pas été portées à la connaissance des professeurs par la direction, ce qui explique mon ignorance à leur sujet pendant si longtemps. Je réalise maintenant qu'il y avait eu négligence de ma part, et que vu ma ferme détermination à ne pas travailler dans une institution subventionnée pas l'armée, il m'appartenait de me tenir informé sur les sources de financement de l'institution où je travaillais.
Quoi qu'il en soit, je fis aussitôt mon possible pour obtenir la suppression des subventions militaires de l'IHES. De mes quatre collègues, deux étaient en principe favorables au maintien de ces subventions, un autre était indifférent, un autre hésitant sur la question de principe.
Tout compte fait, tous quatre auraient préféré la suppression des subventions militaires plutôt que mon départ. Ils firent même une démarche en ce sens auprès du directeur de l'IHES, contredites peu après par des démarches contraires de deux de ces collègues. Aucun d'eux n'était disposé à appuyer à fond mon action, ce qui aurait certainement suffi à obtenir gain de cause. Il est inutile d'entrer ici dans le détail des péripéties qui ont abouti à me convaincre qu'il était impossible d'obtenir une quelconque garantie que l'IHES ne serait pas subventionnée par des fonds militaires à l'avenir. Cela m'a conduit à quitter cet institut au mois de septembre 1970. Pour l'année académique 70/71, je suis professeur associé au Collège de France.
Après quelques semaines d'amertume et de déception, j'ai réalisé qu'il est préférable pour moi que l'issue ait été telle que je l'ai décrite. En effet, lorsqu'il semblait à un moment donné que la situation "allait s'arranger", je me disposais déjà à retourner entièrement à des efforts purement scientifiques. C'est de m'être vu dans une situation où j'ai dû abandonner une institution dans laquelle j'avais donné le meilleur de mon oeuvre mathématique (et dont j'avais été le premier, avec J. Dieudonné, à fonder la réputation scientifique), qui m'a donné un choc d'une force suffisante pour m'arracher à mes intérêts purement spéculatifs et scientifiques, et pour m'obliger, après des discussions avec de nombreux collègues, à prendre conscience du principal problème de notre temps, celui de la survie, dont l'armée et les armements ne sont qu'un des nombreux aspects. Ce dernier m'apparaît encore comme le plus flagrant du point de vue moral, mais non comme le plus fondamental pour l'analyse objective des mécanismes qui sont en train d'entraîner l'humanité vers sa propre destruction.
Alexandre Grothendieck
http://www.lacitoyennete.com/magazine/retro/grothendiecka.php
(pas forcément posté au bon endroit, modos à voir)
C'est parfait Lilas, pile poil dans la bonne rubrique
Un mathématicien d'exception
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Lauréat de la médaille Fields (1966), l'Académie Royale des Sciences de Suède lui décerne le prix Crafoord en 1988. Les spécialistes le considèrent comme l'un des plus grands génies des mathématiques de tous les temps. Le "fondateur" de l'Algèbre géométrique, Alexandre GROTHENDIECK, a passé son enfance et la dernière partie de sa carrière à Montpellier.
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GROTHENDIECK est né le 28 Mars 1928 à Berlin, d'un père, Juif Lituanien, qui mourut dans le camp de concentration de Dachau. Fuyant l'Allemagne nazie, Alexandre Grothendieck et sa mère s'installent à Montpellier.
En 1948, il décide de poursuivre des études en mathématiques à Paris. Dans une situation de dénuement total, il frappe à la bonne porte, celle d'André Magnier, inspecteur général de mathématiques et membre de l'Entraide Universitaire de France, qui lui accorde une bourse. Le professeur Henri Cartan l'admet dans ses séminaires à l'École Normale Supérieure (ENS) et le dirige vers Dieudonné, un des as des mathématiques de ce siècle.
Par sa grande puissance de travail, son intuition extraordinaire, sa passion, Grothendieck séduit le monde des mathématiciens. En six mois, il résout quatorze problèmes de mathématiques (chaque problème est équivalent à un sujet de thèse de doctorat). Peu à peu, l'élève génie se transforme en pape des mathématiques. De 1959 à 1971, il occupe un poste de professeur au prestigieux Institut des Hautes Études Scientifiques (IHES) de Paris. L'homme est gai, optimiste, chaleureux, généreux et a une vision globale des mathématiques. Par peur de perdre ses idées, ses élèves l'enregistrent sur des bandes magnétiques. La collaboration Grothendieck, Serre (médaille Fields 1954) et Dieudonné donne naissance aux "Éléments de la géométrie algébrique".
En 1966, il obtient la médaille Fields (équivalent du Prix Nobel en mathématiques), mais il refuse de se rendre à Moscou pour la recevoir. En effet, il marque ainsi un signe de solidarité avec les écrivains Daniel et Siniavski, notamment contre le traitement que leur réservent les Soviétiques.
Lorsqu'en 197l, Grothendieck découvre que l'IHES reçoit des financements du Ministère de la Défense, il démissionne et s'engage ensuite en politique, créant le journal "Vivre et Survivre" et prônant l'arrêt de la recherche scientifique. ll entre au Collège de France et intitule son cours "Faut-il continuer la recherche scientifique ?". Son contrat n'est pas renouvelé. En 1973, il revient à Montpellier où il enseigne les mathématiques et en 1984, il réintègre le CNRS. En Avril 1988, l'Académie Royale des Sciences de Suède lui décerne le Prix Crafoord, avec l'un de ses anciens élèves, le belge Pierre Deligne. Mais dans une lettre, publiée par le journal "Le Monde" du 4 Mai de la même année, il annonce qu'il refuse ce prix, ainsi que les 270 00l dollars qui lui sont associés. Il justifie son refus par la dérive de la "science officielle" : "Je suis sensible à l'honneur, (...), je ne souhaite pas recevoir ce prix (ni d'ailleurs un autre), (...), mon salaire, (...), est beaucoup plus que suffisant pour mes besoins, (...). Dans les deux décennies écoulées, l'éthique du métier scientifique s'est dégradée". C'est dans cette même lettre qu'il éclaircit ses positions sur la recherche scientifique, en rappelant qu'en 197l il quitta le milieu "scientifique officiel", sans renoncer pour autant à sa passion pour la recherche scientifique, puisqu'il continua à former des jeunes hors du circuit institutionnel. En Octobre 1988, il part à la retraite.
Fatigué, usé, amer, seul, il s'isole à Aumettes, un village du Vaucluse. Un jour, lors d'un reportage, des journalistes le prennent en photo contre son gré. La publication est faite par des journaux et revues sous le sigle "Photo x/ Reproduction interdite". Pour Grothendieck, c'est une autre façon de piller et trahir. Résultat : en 1991, il part d'Aumettes pour s'installer quelque part dans le sud, s'isoler davantage. "Grothendieck est vivant", nous assurent ses anciens élèves et amis, "mais il ne veut plus recevoir de courrier et veut vivre isolé".
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Extrait du Journal Le Monde, 4 mai 1988
Lettre à l'Académie Royale des Sciences de Suède
Le mathématicien français
Alexandre Grothendieck
refuse le prix Crafoord
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Le mathématicien français Alexandre Grothendieck, qui obtint en 1966 la médaille Fields, l'équivalent du prix Nobel en mathématiques, vient de refuser le prix Crafoord que l'Académie royale des sciences de Suède avait décidé de lui décerner (Le Monde daté des 17 et 18 Avril). Ce prix, d'une valeur de 270 000 dollars (1,54 millions de francs), qu'il devait partager avec l'un de ses anciens élèves, le belge Pierre Deligne, récompense depuis 1982 des chercheurs travaillant dans le domaine des mathématiques, des sciences de la Terre, de l'astronomie et de la biologie. Le géophysicien français Claude Allègre en fut le lauréat en 1986. Dans le texte qui suit et qui est adressé au secrétaire perpétuel de l'Académie royale des sciences de Suède, M. Alexandre Grothendieck explique les raisons de son refus.
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Les dérives de la "science officielle"
Je suis sensible à l'honneur que me fait l'Académie royale des sciences de Suède en décidant d'attribuer le prix Crafoord pour cette année, assorti d'une somme importante, en commun à Pierre Deligne (qui fut mon élève) et à moi-même. Cependant, je suis au regret de vous informer que je ne souhaite pas recevoir ce prix (ni d'ailleurs aucun autre), et ceci pour les raisons suivantes.
Mon salaire de professeur, et même ma retraite à partir du mois d'octobre prochain, est beaucoup plus que suffisant pour mes besoins matériels et pour ceux dont j'ai la charge ; donc je n'ai aucun besoin d'argent. Pour ce qui est de la distinction accordée à certains de mes travaux de fondements, je suis persuadé que la seule épreuve décisive pour la fécondité d'idées ou d'une vision nouvelle est celle du temps. La fécondité se reconnaît à la progéniture, et non par les honneurs.
Je constate par ailleurs que les chercheurs de haut niveau auxquels s'adresse un prix prestigieux comme le prix Crafoord sont tous d'un statut social tel qu'ils ont déjà en abondance et le bien-être matériel et le prestige scientifique, ainsi que tous les pouvoirs et prérogatives qui vont avec. Mais n'est-il pas clair que la surabondance des uns ne peut se faire qu'aux dépens du nécessaire des autres ?
Les travaux qui me valent la bienveillante attention de l'Académie royale datent d'il y a vingt-cinq ans, d'une époque où je faisais partie du milieu scientifique et où je partageais pour l'essentiel son esprit et ses valeurs. J'ai quitté ce milieu en 1970 et, sans renoncer pour autant à ma passion pour la recherche scientifique, je me suis éloigné intérieurement de plus en plus du milieu des scientifiques.
Or, dans les deux décennies écoulées l'éthique du métier scientifique (tout au moins parmi des mathématiciens) s'est dégradée à un degré tel que le pillage pur et simple entre confrères (et surtout aux dépens de ceux qui ne sont pas en position de pouvoir se défendre) est devenu quasiment une règle générale, et qu'il est en tout cas toléré par tous, y compris dans les cas les plus flagrants et les plus iniques.
Dans ces conditions, accepter d'entrer dans le jeu des prix et des récompenses serait aussi donner ma caution à un esprit et à une évolution, dans le monde scientifique, que je reconnais comme profondément malsains, et d'ailleurs condamnés à disparaître à brève échéance tant ils sont suicidaires spirituellement, et même intellectuellement et matériellement.
C'est cette troisième raison qui est pour moi, et de loin, la plus sérieuse. Si j'en fais état, ce n'est nullement dans le but de critiquer les intentions de l'Académie royale dans l'administration des fonds qui lui sont confiés. Je ne doute pas qu'avant la fin du siècle, des bouleversements entièrement imprévus vont transformer de fond en comble la notion même que nous avons de la "science", ses grands objectifs et l'esprit dans lequel s'accomplit le travail scientifique. Nul doute que l'Académie royale fera alors partie des institutions et des personnages qui auront un rôle utile à jouer dans un renouveau sans précédent, après une fin de civilisation également sans précédent.
Je suis désolé de la contrariété que peut représenter pour vous-même et pour l'Académie royale mon refus du prix Crafoord, alors qu'il semblerait qu'une certaine publicité ait d'ores et déjà été donnée à cette attribution, sans l'assurance au préalable de l'accord des lauréats désignés. Pourtant, je n'ai pas manqué de faire mon possible pour donner à connaître dans le milieu scientifique, et tout particulièrement parmi mes anciens amis et élèves dans le monde mathématique, mes dispositions vis-à-vis de ce milieu et de la "science officielle" d'aujourd'hui.
Il s'agit d'une longue réflexion, Récoltes et Semailles, sur ma vie de mathématicien, sur la création (et plus particulièrement la création scientifique) en général, qui est devenue en même temps, inopinément, un "tableau de moeurs" du monde mathématique entre 1950 et aujourd'hui. Un tirage provisoire (en attendant sa parution sous forme de livre), fait par les soins de mon université en deux cents exemplaires, a été distribué presque en totalité parmi mes collègues mathématiciens, et plus particulièrement parmi les géomètres algébristes (qui m'ont fait l'honneur de se souvenir de moi). Pour votre information personnelle, je me permets de vous en envoyer deux fascicules introductifs, sous une enveloppe séparée.
Alexandre Grothendieck
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Source : Survivre et Vivre
numéro 6 - Janvier 1971
Comment je suis devenu militant ?
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Voilà un résumé de l'intervention d'Alexandre Grothendieck au cours de la discussion publique Le Travailleur Scientifique et la Machine Sociale qui a eu lieu à la Faculté des Sciences de Paris (Paris VI), le mardi 15 décembre 1970, avec la participation du comité Survivre.
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Il est assez peu courant que des scientifiques se posent la question du rôle de leur science dans la société. J'ai même l'impression très nette que plus ils sont haut situés dans la hiérarchie sociale, et plus par conséquent ils se sont identifiés à l'establishment, ou moins ils sont contents de leur sort, moins ils ont tendance à remettre en question cette religion qui nous a été inculquée dès les bancs de l'école primaire : toute connaissance scientifique est bonne, quel que soit son contexte ; tout progrès technique est bon. Et comme corollaire : la recherche scientifique est toujours bonne. Aussi les scientifiques, y compris les plus prestigieux, ont-ils généralement une connaissance de leur science exclusivement "de l'intérieur", plus éventuellement une connaissance de certains rapports administratifs de leur science avec le reste du monde. Se poser une question comme : la science actuelle en général, ou mes recherches en particulier, sont-elles utiles, neutres ou nuisibles à l'ensemble des hommes ? Cela n'arrive pratiquement jamais, la réponse étant considérée comme évidente, par les habitudes de pensée enracinées depuis l'enfance et léguées depuis des siècles. Pour ceux d'entre nous qui sommes des enseignants, la question de la finalité de l'enseignement, ou même simplement celle de son adaptation aux débouchés, est tout aussi rarement posée.
Pas plus que mes collègues, je n'ai fait exception à la règle. Pendant près de vingt-cinq ans, j'ai consacré la totalité de mon énergie intellectuelle à la recherche mathématique, tout en restant dans une ignorance à peu près totale sur le rôle des mathématiques dans la société, id est pour l'ensemble des hommes, sans même m'apercevoir qu'il y avait là une question qui méritait qu'on se la pose ! La recherche avait exercé sur moi une grande fascination, et je m'y étais lancé dès que j'étais étudiant, malgré l'avenir incertain que je prévoyais comme mathématicien, alors que j'étais étranger en France. Les choses se sont aplanies par la suite : j'ai découvert l'existence du CNRS et j'y ai passé huit années de ma vie, de 1950 à 1958, toujours émerveillé à l'idée que l'exercice de mon activité favorite m'assurait en même temps la sécurité matérielle, plus généreusement d'ailleurs d'année en année. Depuis 1959, j'ai été professeur à l'Institut des Hautes Etudes Scientifiques (IHES) qui est un petit institut de recherche pure créé à ce moment, subventionné à l'origine uniquement par des fonds privés (industries). Avec mes quelques collègues, j'y jouissais de conditions de travail exceptionnellement favorables, comme on n'en trouve guère ailleurs qu'à l'Institute for Advanced Study, à Princeton, qui avait d'ailleurs servi de modèle à l'IHES. Mes relations avec les autres mathématiciens (comme, dans une large mesure, celles des mathématiciens entre eux) se bornaient à des discussions mathématiques sur des questions d'intérêts communs, qui fournissaient un sujet inépuisable. N'ayant eu d'autre enseignement à donner qu'au niveau de la recherche, avec des élèves préparant des thèses, je n'avais guère eu l'occasion d'être directement confronté aux problèmes de l'enseignement ; d'ailleurs, comme la plupart de mes collègues, je considérais que l'enseignement au niveau élémentaire était une diversion regrettable dans l'activité de recherche, et j'étais heureux d'en être dispensé.
Heureusement, il commence à y avoir une petite minorité de scientifiques qui se réveillent plus ou moins brutalement de l'état de quiétude parfaite que je viens de décrire. En France, le mois de Mai 1968 a été dans ce sens un puissant stimulant sur beaucoup de scientifiques ou d'universitaires. Le cas de C. Chevalley est à ce sujet particulièrement éloquent. Pour moi, ces événements m'ont fait prendre conscience de l'importance de la question de l'enseignement universitaire et de ses relations avec la recherche, et j'ai fait partie d'une commission de travail à la Faculté des Sciences d'Orsay, chargée de mettre au point des projets de structure (nos conclusions tendant à une distinction assez nette entre le métier d'enseignant et celui de chercheur ont été d'ailleurs battues en brèche avec une rare unanimité par les assistants et les professeurs, et les rares étudiants qui se sont mêlés aux débats). Cependant, n'étant pas enseignant, ma vie professionnelle n'a été en rien modifiée par le grand brassage idéologique de Mai 68.
Néanmoins, depuis environ une année, j'ai commencé à prendre conscience progressivement de l'urgence d'un certain nombre de problèmes, et depuis fin juillet 1970 je consacre la plus grande partie de mon temps en militant pour le mouvement Survivre, fondé en juillet à Montréal. Son but est la lutte pour la survie de l'espèce humaine, et même de la vie tout court, menacée par le déséquilibre écologique croissant causé par une utilisation indiscriminée de la science et de la technologie et par des mécanismes sociaux suicidaires, et menacée également par des conflits militaires liés à la prolifération des appareils militaires et des industries d'armement. Les questions soulevées dans le petit tract qui a annoncé la réunion d'aujourd'hui font partie de la sphère d'intérêt de Survivre, car elles nous semblent liées de façon essentielle à la question de notre survie. On m'a suggéré de raconter ici comment s'est faite la prise de conscience qui a abouti à un bouleversement important de ma vie professionnelle et de la nature de mes activités.
Pour ceci, je devrais préciser que dans mes relations avec la plupart de mes collègues mathématiciens, il y avait un certain malaise. Il provenait de la légèreté avec laquelle ils acceptaient des contrats avec l'armée (américaine le plus souvent), ou acceptaient de participer à des rencontres scientifiques financées par des fonds militaires. En fait, à ma connaissance, aucun des collègues que je fréquentais ne participait à des recherches de nature militaire, soit qu'ils jugent une telle participation comme répréhensible, soit que leur intérêt exclusif pour la recherche pure les rendent indifférents aux avantages et au prestige qui est attaché à la recherche militaire. Ainsi, la collaboration des collègues que je connais avec l'armée leur fournit un surplus de ressources ou des commodités de travail supplémentaires, sans contrepartie apparente sauf la caution implicite qu'ils donnent à l'armée.
Cela ne les empêche d'ailleurs pas de professer des idées "de gauche" ou de s'indigner des guerres coloniales (Indochine, Algérie, Viêt Nam) menées par cette même armée dont ils receuillent volontiers la manne bienfaisante. Ils donnent généralement cette attitude comme justification de leur collaboration avec l'armée, puisque d'après eux cette collaboration "ne limitait en rien" leur indépendance par rapport à l'armée, ni leur liberté d'opinion. Ils se refusent à voir qu'elle contribue à donner une auréole de respectabilité et de libéralisme à cet appareil d'asservissement, de destruction et d'avilissement de l'homme qu'est l'armée.
Il y avait là une contradiction qui me choquait. Cependant, habitué depuis mon enfance aux difficultés qu'il y a à convaincre autrui sur des questions morales qui me semblent évidentes, j'avais le tort d'éviter les discussions sur cette question importante, et je me cantonnais dans le domaine des problèmes purement mathématiques, qui ont ce grand avantage de faire aisément l'accord des esprits.
Cette situation a continué jusqu'au mois de décembre 1969, où j'appris fortuitement que l'IHES était depuis trois ans financé partiellement par des fonds militaires. Ces subventions d'ailleurs n'étaient assorties d'aucune condition ou entrave dans le fonctionnement scientifique de IHES, et n'avaient pas été portées à la connaissance des professeurs par la direction, ce qui explique mon ignorance à leur sujet pendant si longtemps. Je réalise maintenant qu'il y avait eu négligence de ma part, et que vu ma ferme détermination à ne pas travailler dans une institution subventionnée pas l'armée, il m'appartenait de me tenir informé sur les sources de financement de l'institution où je travaillais.
Quoi qu'il en soit, je fis aussitôt mon possible pour obtenir la suppression des subventions militaires de l'IHES. De mes quatre collègues, deux étaient en principe favorables au maintien de ces subventions, un autre était indifférent, un autre hésitant sur la question de principe.
Tout compte fait, tous quatre auraient préféré la suppression des subventions militaires plutôt que mon départ. Ils firent même une démarche en ce sens auprès du directeur de l'IHES, contredites peu après par des démarches contraires de deux de ces collègues. Aucun d'eux n'était disposé à appuyer à fond mon action, ce qui aurait certainement suffi à obtenir gain de cause. Il est inutile d'entrer ici dans le détail des péripéties qui ont abouti à me convaincre qu'il était impossible d'obtenir une quelconque garantie que l'IHES ne serait pas subventionnée par des fonds militaires à l'avenir. Cela m'a conduit à quitter cet institut au mois de septembre 1970. Pour l'année académique 70/71, je suis professeur associé au Collège de France.
Après quelques semaines d'amertume et de déception, j'ai réalisé qu'il est préférable pour moi que l'issue ait été telle que je l'ai décrite. En effet, lorsqu'il semblait à un moment donné que la situation "allait s'arranger", je me disposais déjà à retourner entièrement à des efforts purement scientifiques. C'est de m'être vu dans une situation où j'ai dû abandonner une institution dans laquelle j'avais donné le meilleur de mon oeuvre mathématique (et dont j'avais été le premier, avec J. Dieudonné, à fonder la réputation scientifique), qui m'a donné un choc d'une force suffisante pour m'arracher à mes intérêts purement spéculatifs et scientifiques, et pour m'obliger, après des discussions avec de nombreux collègues, à prendre conscience du principal problème de notre temps, celui de la survie, dont l'armée et les armements ne sont qu'un des nombreux aspects. Ce dernier m'apparaît encore comme le plus flagrant du point de vue moral, mais non comme le plus fondamental pour l'analyse objective des mécanismes qui sont en train d'entraîner l'humanité vers sa propre destruction.
Alexandre Grothendieck
http://www.lacitoyennete.com/magazine/retro/grothendiecka.php
(pas forcément posté au bon endroit, modos à voir)
C'est parfait Lilas, pile poil dans la bonne rubrique