Tous à Notre-Dame-des-Landes ?Par Céline Mouzon
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Les cabanes installées à la Châtaigne, sur la Zad. Copyright : Philippe Noisette.
REPORTAGE - À Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes, la zone prévue pour le futur aéroport Grand-Ouest est toujours occupée par une dizaine de paysans et quelque deux cents squatteurs qui s’opposent au projet. Avec des sensibilités politiques et des envies diverses, ils s’efforcent de trouver des terrains d’entente, pour inscrire leur résistance dans la durée.
C’est le plus grand squat d’Europe. Un squat à ciel ouvert, au milieu des haies, des champs et des forêts ; un paysage de bocage, humide et verdoyant, souvent battu par la pluie et le vent, où, rapidement, la terre se transforme en boue. Des maisons en pierre subsistent, éparses, dans les lieux-dits. Çà et là, des cabanes ont été construites, au sol ou dans les arbres. C’est un espace de lutte qui, de loin, peut sembler exemplaire au peuple de gauche. Notre-Dame-des-Landes.
Habitants de toujours et squatteurs s’y côtoient. Agriculteurs exploitants et anarchistes y cohabitent. Une communauté de fait, et non d’intention, où chacun sait qu’il a besoin de l’autre pour résister, aussi différent soit-il.
Sur la carte, une délimitation géométrique incongrue s’étire d’ouest en est – le territoire de la « Zad ». « Zone d’aménagement différé » pour le gouvernement français et son concessionnaire, Vinci : c’est l’emplacement du futur aéroport Grand-Ouest. « Zone à défendre » pour ses occupants : c’est un espace à préserver.
À vingt kilomètres au nord-ouest de Nantes, ces 1 650 hectares restent traversés de routes départementales et communales qu’on peut emprunter, encore aujourd’hui, en voiture, pourvu qu’on soit prêt à slalomer entre les chicanes de fortune, construites par les occupants.
Gens du cru et squatteurs contre gardes mobiles ?
L’hiver a été rude. Au froid sont venus s’ajouter les gardes mobiles. Dépêchés par l’État pour « nettoyer » la Zad en octobre, au cours d’une opération maladroitement baptisée « César », ils ont fait chou blanc, mais sont restés après l’annonce en novembre d’une commission de dialogue. Ils ont mené la vie dure aux habitants : contrôles d’identité et fouilles des véhicules ont été le lot commun quotidien pendant six mois.
Ce n’est qu’en avril qu’ils ont levé le camp, et que la pression a diminué. Avec la disparition des forces de l’ordre, c’est une autre question qui a ressurgi : comment vivre ensemble au jour le jour ? Quel avenir imaginer pour la Zad ?
À la Châtaigne – un ensemble de cabanes dans la forêt, construites au moment des expulsions, cet hiver, un squatteur fraîchement débarqué, Camille (1), assène : « Il y a un conflit entre agriculteurs et zadistes (2) : les agriculteurs sont juste contre le projet ; les zadistes, eux, ont compris que le système est mauvais. »
« Contre l’aéroport et son monde », dit le slogan. « Mais tout le monde n’entend pas la même chose par ″“et son monde” », sourit Pépète, 21 ans, squatteur taquin et boulanger sur la Zone. Tiphaine, 28 ans, cheveux courts et regard franc, est arrivée il y a trois mois. Assise dans un fauteuil en osier devant sa cabane, elle précise : « Qu’est-ce que la victoire ?″ Pour les uns, c’est l’abandon du projet d’aéroport. Pour d’autres, c’est que toutes les terres soient ici cultivées en bio. Moi, je serai contente le jour où les terres auront été redistribuées aux agriculteurs de façon équitable. »
syndicats, associations et partis politiques
Depuis 2000 et la réouverture par Lionel Jospin d’un projet lancé en 1967, les citoyens se sont beaucoup fait entendre : réunis dans l’Acipa, une association de 35 000 adhérents, ils ont multiplié les événements médiatiques. Le dernier en date : une chaîne humaine qui a rassemblé 40 000 personnes disant « non » au projet d’aéroport, en mai.
Les paysans directement concernés par le projet ont, eux, ravivé une autre association, l’Adeca, créée dès 1972, et qui compte aujourd’hui une cinquantaine d’adhérents. Adeca et Acipa font partie, avec une quarantaine de syndicats, associations et partis politiques, d’une coordination qui regroupe les opposants au projet.
Julien Durand, président de l'Acipa et agriculteur retraité. Crédit : Philippe Noisette.
À l’opposé de ces modes d’organisation hiérarchiques, les zadistes ont privilégié l’horizontalité, l’autogestion et la prise de décision par consensus, au risque de multiplier les réunions interminables, et de donner l’impression d’une responsabilité tellement diluée qu’elle est inexistante.
Différence dans les sensibilités politiques et les cultures de lutte, qui s’incarne aussi dans les problèmes de voisinage : certains zadistes refusent telle culture à côté de leur lieu de vie, d’autres veulent maintenir les chicanes qui les protègent d’une intervention policière, mais ralentissent la circulation pour les habitants des villages alentour et empêchent le passage des tracteurs des agriculteurs.
« L’opposition n’est pas tant entre les gens du cru et les zadistes, qu’entre les zadistes eux-mêmes », avance Sylvain Fresneau, le président de l’Adeca, aux airs de José Bové. « Il y a ceux qui sont arrivés depuis trois ans, et ont fait leur vie. On les a aidés à s’implanter et il y a un respect mutuel.
Et il y a ceux arrivés après l’opération César, venus pour en découdre avec les forces de l’ordre. Ils veulent nous apprendre le combat et n’ont pas de respect pour la lutte menée jusqu’à présent. » Toutefois, s’empresse-t-il de nuancer, « c’est une petite minorité, il ne faut pas généraliser ».
« Les façons de lutter sont nombreuses »
Y aurait-il donc les bons et les mauvais zadistes ? Les gentils, venus avec un projet d’agriculture alternative, et les méchants, venus caillasser du garde mobile ?
Cette opposition binaire ne parle pas beaucoup à Tiphaine : « Les façons de lutter sont nombreuses : certains montrent qu’ils peuvent être le plus autonome possible, en construisant leur cabane, avec panneaux solaires, puits et potager. D’autres s’investissent dans des activités culturelles, comme la chorale ou le clown. D’autres encore s’attaquent systématiquement aux gardes mobiles pour montrer que leur présence n’est pas légitime. »
Pépète complète : « Les façons même de s’attaquer aux gardes mobiles sont multiples : leur lancer des œufs de peinture, leur jeter des cocktails Molotov ou… jouer à 1-2-3 GM », l’équivalent d’1-2-3 Soleil, où les boucliers des gardes mobiles font office de « soleils ». Des approches très différentes « qui sont toutes utiles », estime Tiphaine en sirotant son thé.
La jeune femme se sent bien ici. « Il y a des rencontres formidables, et des échanges de pratiques. L’autre jour, on discutait des invasions de limaces. Et, ce matin, un ami est passé avec un produit bio pour les faire partir. Il a fait le tour des lieux concernés ! »
La chaîne humaine des militants pour protester contre la construction de nouvel aéroport, le 11 mai. Crédit : AFP.
Un effort de cohabitation
La cohabitation entre toutes ces composantes nécessite un effort de chacun. Au fil des années, les positions ont évolué. Très impliqués dans l’opposition au projet d’aéroport, Sylvie et Marcel Thébault ont toujours pratiqué une agriculture conventionnelle. Ils envisagent aujourd’hui de passer à l’agriculture biologique. « Mais personne ne peut passer au bio sans subvention », explique Sylvie. « Et, aujourd’hui, vu la situation, où nous sommes expropriés, bien que non expulsés, c’est tout simplement impossible ! » Le sourire fatigué, elle ajoute : « Il faut nous laisser le temps. » Et de conclure : « En fait, le problème, c’est que le mixage ne s’est pas fait avec tous les nouveaux arrivants. »
Après quarante ans d’une lutte occultée, Notre-Dame-des-Landes serait-elle victime de son succès ? La vague des expulsions et la répression policière ont attiré les projecteurs médiatiques, et donné une dimension nationale à la lutte. « Dans la gauche déçue par Hollande – et ça fait du monde ! –, chacun peut citer Notre-Dame-des-Landes comme exemple où le monde de la finance, en collusion avec les politiques, n’arrive pas à imposer sa loi », se réjouit l’agriculteur Marcel Thébault.
Une valeur de symbole qui, avec l’alliance entre squatteurs et paysans, explique que beaucoup l’aient comparée à la lutte contre l’extension du camp militaire sur le plateau du Larzac.
Le rapprochement en gêne plus d’un : « Notre-Dame-des-Landes a acquis l’image d’une lutte idéale, alors qu’il y a plein de choses à revoir », estime Clément, 28 ans, maraîcher aux Fosses noires, arrivé il y a un an et demi. « Et la mythification d’une lutte occulte les autres. » La lutte contre la ligne THT (3) dans la Manche ou contre l’autoroute LEO (4) près d’Avignon sont autant de combats qui ne bénéficient pas, aujourd’hui, de la même audience que Notre-Dame-des-Landes, mais sont tout aussi légitimes, jugent les occupants.
besoin d’intimité
À la Maison rose, Dominique, un squatteur trentenaire, cheveux longs et tresse dans sa barbe noire, se réjouit néanmoins du succès rencontré : « Confrontés à des situations similaires ailleurs, les gens trouvent ici une résonance. Alors qu’ils se sentent dépossédés, ils voient dans cette lutte une occasion de reprendre la main. Où ils peuvent décider de ce qui les concerne plutôt que de le subir. Que les gens viennent en nombre, c’est une réussite ! »
Assis dans le vieux canapé de la grande bâtisse saumon rachetée par le Conseil général, le jeune homme, arrivé il y a quatre ans, note cependant : « Ça a tout désorganisé. Il faut trouver du temps pour faire connaissance, du temps pour débattre politiquement. »
Aux Fosses noires, Clément, le maraîcher, envisage de partir à la fin de la saison : « C’est usant ! Beaucoup d’énergie passe dans la gestion de la Zad : les réunions, les nouveaux arrivants... Or les gens qui habitent ici – même les squatteurs ! – ont besoin d’intimité. Et c’est dur de lier le travail de la terre et la participation aux manifs. Quand la manif a lieu le seul jour où il fait beau, on est tiraillé ! » Attablé dans la cuisine collective, il s’empresse d’ajouter : « Mais si je pars, je participerai toujours. On peut être très utile sans être sur place. »
Aux nouveaux arrivants s’ajoutent les visiteurs de passage : « Des gens débarquent le dimanche, et font un tour pour discuter avec tout le monde », raconte Tiphaine. « C’est très chouette… et épuisant ! Et on a parfois l’impression d’être au zoo : ″“Oh ! Vous faites pousser des tomates !” »
L’autre question est celle de l’empreinte écologique de la vie sur la Zad, aussi bien de la part des habitants réguliers, que lors des événements ponctuels, comme la chaîne humaine en mai. « Tu sors de la Zad ? Prends une poubelle ! », peut-on lire sur une chicane. Quant à la chaîne humaine : « Il y a une ambiguïté », relève Tiphaine. « C’est important que les gens restent mobilisés. Mais quel est le sens de parcourir 800 kilomètres pour se tenir par la main et assister à un concert ? »
La Zad est un espace ouvert. « Personne n’a la légitimité d’interdire à quelqu’un de venir », explique Pépète, lui-même arrivé après la vague des expulsions. La question de l’accueil est récurrente. Fin avril, des zadistes ont cosigné un texte intitulé « Venir sur la Zad… ou pas ? » (5), qui suggère que venir sur place n’est pas toujours la meilleure façon de soutenir la lutte. Car, pour l’heure, alors que la Zone retrouve tout juste un semblant de stabilité après des mois de répression, d’intempéries, et le passage d’innombrables militants et journalistes, il faut construire l’avenir ensemble.
Sylvain Fresneau, président de l'Adeca, a un exploitation laitière à Notre-Dame-des-Landes. Crédit : Philippe Noisette.
À la croisée des luttes
Depuis les expulsions, un collectif jusque-là moins visible a pris toute sa place : le Collectif d’organisations professionnelles agricoles indignées par le projet d’aéroport (Copain) (6). À la différence de l’Adeca, qui regroupe les agriculteurs directement concernés par le projet, le Copain rassemble des paysans qui n’habitent pas sur la Zad.
« Sans eux, on serait mal ! », jugent Sylvie et Marcel Thébault. « Ce sont des paysans très militants, favorables à une agriculture qui donne la priorité à l’emploi sur l’agrobusiness. Ils ont mouillé leur chemise et fait ce que les agriculteurs sur place n’avaient pas les moyens de faire. » Lors des expulsions, cet hiver, ils ont enchaîné cinquante tracteurs autour des cabanes en construction de la Châtaigne, pour les protéger des forces de police.
De l’aveu général, les membres du Copain créent du lien entre toutes les composantes de la lutte. Ils sont proches aussi bien des agriculteurs que des zadistes : « Ils prêtent du matériel pour travailler la terre et donnent des conseils », explique Clément qui a bénéficié de leur aide.
Depuis janvier, le Collectif occupe la ferme de Bellevue. Même si aucun des paysans n’y habite, le lieu leur sert de point de rendez-vous.
« On passe aussi beaucoup de temps à faire de la médiation », soupire Cyril, la trentaine et membre actif du Collectif. « Des chicanes ont été installées sur la route de la Rolandière. J’ai dû y aller à midi pour demander à ce qu’on les enlève . C’est lent, mais ça avance. »
Outre son implication sur la Zad, le Copain a fait un gros travail de sensibilisation auprès des paysans de l’arrière-pays, à qui Vinci avait donné 350 hectares de terres rachetées, à exploiter pendant un an. Pour de nombreux agriculteurs, proches de la FNSEA, le gros syndicat agricole, le projet d’aéroport allait leur permettre de s’agrandir. « On est allés les voir un par un, en leur demandant de déchirer leur contrat », se souvient Cyril. Avec ses actions de sensibilisation et ses projets d’expérimentation agricole, le Collectif prépare ainsi l’après-victoire, pour que Notre-Dame-des-Landes ne soit pas seulement un espace de résistance, mais aussi un espace d’invention inscrit dans la durée.
« Aux irréductibles zadistes, paysans et utopistes rebelles de Notre-Dame-des-Landes » : cette dédicace ouvre le livre d’Isabelle Fremeaux et John Jordan, consacré aux utopies concrètes, Les Sentiers de l’utopie. « Que la Zad soit une forme d’expérimentation de vie collective, tout le monde en rêve ! », s’exclame Sylvie Thébault, à qui des amis ont offert l’ouvrage. « La totalité de la Zad ne pourrait pourtant pas figurer dans le livre. Mais trouver 50 hectares pour cette expérimentation, ça pourrait se faire », sourit l’agricultrice, un brin énigmatique. n
(1) Pseudonyme souvent choisi par les occupants de la Zad face aux médias.
(2) Squatteurs venus occuper la Zad.
(3) Ligne très haute tension, pour alimenter le réseau électrique national à partir de la centrale nucléaire de Flamanville.
(4) Ligne est-ouest : projet de rocade autour d’Avignon.
(5) Le texte est disponible sur le site http://zad.nadir.org
(6) Le Copain regroupe six associations professionnelles agricoles, le Centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (Civam), le Groupement des agricultures biologiques (Gab), la Confédération paysanne, Terroir 44, Manger bio 44 et Accueil paysan
La Communauté de l’Arche s’installe sur la zone à défendre
Spiritualité et non-violence restent les valeurs premières de la Communauté de l’Arche, créée par Lanza del Vasto en 1948. « L’Arche a une expérience du dialogue non violent. C’est ce que nous voulons apporter sur la Zad, sans pour autant arriver comme des sachants », explique Dominique Delort, engagée auprès de l’Arche. Une réflexion sur la non-violence comme stratégie à la fois dans la lutte – faut-il ou non jeter des cocktails Molotov sur les gardes mobiles ? – et dans les échanges, parfois vifs, entre ses différents acteurs. En mai, l’Arche a installé une petite cabane sur la zone, la Paz, pour « Présence de l’Arche sur la Zad ». « Notre ambition est une présence de huit jours par mois, pour que les gens s’habituent à se tourner vers nous en cas de conflit. »
Quelques dates 1967 Le site de Notre-Dame-des-Landes est choisi pour la construction d’un grand aéroport afin de décentraliser le trafic de la région parisienne.
1972 Création de l’Association de défense des exploitants concernés par l’aéroport (Adeca).
1974 Délimitation d’une Zone d’aménagement différé (Zad), emplacement du futur aéroport. Le Conseil général a un droit de préemption sur les terres agricoles. Début des rachats.
1981 Mise en sommeil du projet après l’élection de François Mitterrand.
2000 Le projet est ressorti des cartons par Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes. Création de l’Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Acipa).
2008 La Zad est rebaptisée « Zone à défendre » par les opposants. Les premiers squatteurs s’organisent (cabanes).
2010 Le groupe Vinci obtient la concession. L’aéroport Grand-Ouest doit voir le jour en 2017.
2012 Deux agriculteurs entament une grève de la faim, cessée après un accord avec le Parti socialiste : les expulsions sont suspendues tant que tous les recours juridiques ne sont pas épuisés.
2012 (automne) Opération César d’évacuation de la Zad. Manifestations de réoccupation et mise en place d’une commission de dialogue.
2013 La commission de dialogue valide le projet, mais demande des aménagements. La Commission européenne évoque de « possibles infractions au droit communautaire ».