Les gentils contre les méchants, les nôtres contre les leurs, le 7ème régiment de cavalerie contre les Indiens. Une simplification comme à la télé pour un cas très compliqué. Le méchant ne peut être que Kadhafi. Il a mérité son rôle, de droit, depuis 40 ans de pouvoir absolu, abus et excès, bizarreries et excentricités (même si tout ce qu’il a fait n’est pas à vomir).
Les gentils sont les rebelles de Bengazi (se rebeller est juste), les « révolutionnaires du 17 février » qui ont arraché à Kadhafi tout l’est libyen, l’indocile Cyrénaïque. Ceux que presque tout le monde depuis le début a appelé les « civils » (de façon à accréditer la guerre juste de l’ONU). « Civils », mais pas comme ceux du boulevard Bourguiba à Tunis, de la Place Tahir au Caire, de la Place de la Perle à Manama. Des images mêmes des mêmes télés, les « civils » de Bengazi sont armés de pied en cap, avec des tanks et des défenses anti-aériennes, capables d’abattre des avions gouvernementaux et de piloter des jets de combat.
Ce sont eux qui, une fois la guerre humanitaire de l’Occident menée à terme et Kadhafi enfin liquidé, seront la nouvelle Libye.
Mais qui sont-ils, « eux », les gentils du film ? Et comment sera la nouvelle Libye post-kadhafienne et, donc, présume-t-on, démocratique, respectueuse des libertés civiles et des droits humains, etc. etc. ?
La Libye est un morceau de roi trop appétissant et la hâte des humanitaires (conduits par le triste clown Napoléon Sarkozy) pour courir à son secours est un peu suspecte. Et le Yémen ? Et le Bahrein ? Et la Birmanie, pourquoi pas la Birmanie ? Et pourquoi pas la Palestine ? (La Palestine parce que non et c’est tout, ça se comprend).
Le pari de l’Occident humanitaire se fait les yeux fermés. Et dangereusement. Parce que les rebelles « civils » de Bengazi, bien que (pour le moment) inconnus, ont un curriculum solide de fondamentalisme musulman, armé et militant (donc anti-occidental), ou, au contraire, pour les plus connus, ne sont pas ce qu’on appelle une garantie.
D’après Massimo Introvigne, représentant de l’Osce (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) pour la lutte contre le racisme, la xénophobie et la discrimination : « On connaît certains noms de chefs d’origine tribale qui semblent être en position de force dans ce qui est appelé gouvernement provisoire de Bengazi, le Conseil national libyen. On sait par exemple que son secrétaire est Mustapha Mohammed Abud al Jeleil, qui jusqu’au 21 février était le ministre de la justice de Kadhafi et avait été placé en décembre 2010 par Amnesty International sur la liste des plus effroyables responsables de violations de droits humains d’Afrique du nord ». L’autre homme fort des rebelles « civils » de Bengazi est « le général Abdul Fatah Younis, ex ministre de l’intérieur de Kadhafi et auparavant chef de la terrible police politique du régime»… Des personnages, conclut Introvigne, qui « ne sont pas les "démocrates sincères" des discours d’Obama, mais parmi les pires instruments du régime de Kadhafi, qui aspirent à chasser le colonel pour prendre sa place ».
Instruments recyclés du kadhafisme qui seront balayés par les « jeunes révolutionnaires » et par les vieux démocrates survivants du kadhafisme ? Peut-être. Espérons. Mais c’est un fait que la Libye, et l’Est de la Libye, se révèlent être le premier exportateur au monde par habitant (par rapport à sa population) de combattants et de « martyrs » (« suicide-bomber », lire kamikaze) en Irak. Plus nombreux que ceux qui viennent de n’importe quel autre pays arabo-musulman et même d’Arabie saoudite, berceau de Ben Laden et des terroristes (présumés, NdT) du 11 septembre.
Ces données ne viennent pas de Kadhafi, qui par commodité attribue la révolte de l’Est à Al Qaeda, mais du Combating Terrorism Center de West Point, de la banque de données du Pentagone et des câbles diffusés (hier) par Wikileaks. Les données de West Point et du Pentagone se fondent sur les « Sinjar documents », trouvés par les forces étasuniennes en octobre 2007 lors d’un raid dans cette localité à la frontière irako-syrienne, et qui décrivent un « scénario alarmant » sur les rebelles libyens de Bengazi et Derna.
Des 700 jihadistes, dont l’entrée en Irak a été « recensée » (par nationalité) entre 2006 et 2007, 19% venaient de Libye, en particulier de Derna (60%) et Bengazi (24%) qui revendiquent de nombreux « Afghans veterans » dans leurs rangs. Derna est la première source de jihadistes en Irak, 52 contre 51 venant de Riad (mais la ville de Cyrénaïque a 80 mille habitants, et la capitale de l’Arabie saoudite en a 4 millions), suivies par La Mecque et par Bengazi. Même parmi les kamikazes recensés comme « martyrs », les Libyens sont les premiers, 85% contre 56 % pour les autres.
Même scénario décrit par Wikileaks : l’Est libyen comme terrain fertile pour le radicalisme islamique. Et Vicent Cannistraro, ancien chef de la cellule Cia en Libye, affirme que parmi les rebelles il y a beaucoup d’« extrémistes islamiques capables de créer des problèmes » et que les « probabilités [sont] élevées que les individus les plus dangereux puissent avoir une influence dans le cas où Kadhafi devrait tomber ». Meilleurs voeux.
Edition de mercredi 23 mars 2011 de il manifesto
http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/23-Marzo-2011/art26.php3
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio