Céline vu par David Alliot
David Alliot raconte toute la vie de l’auteur du «Voyage au bout de la nuit» grâce à deux cents témoignages rares émanant de sa fille Colette, Marcel Aymé et Ernst Jünger, mais aussi William Burroughs, Pierre Bergé, Philippe Druillet ou encore Judith Magre.
Entretien :
David Alliot.- A force de travailler sur Céline, on accumule de la documentation, on la structure, on la restructure, on la classe par ordre chronologique parce que c’est ce qu’il y a de plus simple, et là, on se rend compte que des éléments se complètent, se contredisent, donc sont intéressants. Il restait à annoter ce matériau brut. J’y travaille depuis trois ans de façon intensive, nuit, jour et week-ends, mais c’est, en fait, le résultat de vingt ans de travail sur Céline.
N.O.-
Diriez-vous qu’il est aussi fascinant que l’œuvre?David Alliot.- Il est toujours résumé soit comme un génie, soit comme un facho ou un collabo. Or le réduire à trois phrases, c’est très bête. Ces témoignages montrent sa grande complexité, sa folie et son évolution. Enfin, il y a dans son cas une telle imbrication de l’homme et de l’œuvre que les éléments biographiques aident évidemment à mieux comprendre l’œuvre.
N.O.-
Par exemple?D. Alliot.- On voit ici le personnage qui se crée. Jusqu’au «Voyage au bout de la nuit», le docteur Destouches est un bel homme plutôt sympathique, un dandy. Ensuite, l’écrivain construit sa légende: il invente des bobards, qui perdurent encore cinquante ans après sa mort, comme l’histoire de sa trépanation par exemple: selon ce fameux mythe, il aurait reçu un éclat d’obus pendant la Première guerre, et porterait une plaque de fer dans le crâne; certains prétendent même l’avoir touchée, alors qu’elle n’a jamais existé. La jeunesse misérable est du même ordre: Céline s’en est inventé une, qu’il décrit dans «Mort à crédit» et qui n’existe que dans son imagination. Sans doute a-t-il reçu une éducation assez stricte, mais c’était aussi un fils unique choyé, adoré, plutôt gâté par ses parents. On est loin des «Misérables» de Victor Hugo! Pour faire pleurer, il raconte aussi qu’il lavait les trains la nuit pour payer ses études. C’est complètement inventé. La mythomanie, c’est quasiment une seconde nature chez Céline. Mais ça n’intervient que quand l’écrivain apparaît. Avant, ça reste raisonnable.
N.O.-
On suit également son évolution physique: avant de se présenter comme un clochard à la braguette ouverte, c’est un beau jeune homme, plutôt élégant, avec de bonnes manières et un style «américain».D. Alliot.- Oui, c’est un dandy! Jusqu’en 1932, il joue le jeu: il joue l’écrivain, le docteur, le notable, bien habillé, avec des coupes impeccables. Il croit que le Goncourt est à portée de mains, puis le rate: c’est là qu’intervient la rupture avec les convenances. Pourquoi faire du cinéma puisqu’on ne veut pas de moi, semble-t-il se dire. Ca ira jusqu’à «Mort à Crédit», assassiné par la critique, puis «Bagatelles pour un massacre». On voit alors sa tenue vestimentaire se dégrader. Puis, à partir de la fuite en 1944, c’est l’aspect physique qui se dégrade. En juin 1944, c’est la dernière fois qu’on le voit en bel homme sémillant; après, c’est fini, c’est le clochard en vadrouille.
N.O.-
D’un texte à l’autre, il se métamorphose. Chaque témoignage est à prendre avec des pincettes, bien sûr. Mais quelles sont les lignes de force qui se dégagent?D. Alliot.- Il y a une réelle unanimité du côté des femmes, qui le considèrent comme un bel homme. Toutes disent qu’il avait un magnétisme, des manières aristocratiques. C’est paradoxal, cet homme qui hurlait des horreurs dans ses pamphlets pouvait aussi par ailleurs se montrer très bien élevé, très courtois. Même les hommes n’étaient pas insensibles à son charme. Ce qui apparaît également, c’est une force d’imagination doublé d’un bagout assez extraordinaire... Au bout du compte, je crois qu’il apparaît surtout comme quelqu’un de très humain: c’est le produit de son époque, il n’est ni plus ni moins qu’elle. Sauf qu’il a des rancoeurs... C’est Céline humain.
N.O.-
L’apparition de son antisémitisme forcené reste une énigme... On cherche des signes, en se demandant si ce sont des symptômes ou des causes. Est-ce parce que le patron de son dispensaire était juif? Ou parce qu’Elisabeth Craig lui a été «fauchée par un juif», comme il le répète?D. Alliot.- Il n’y a pas vraiment de réponse... parce qu’il a toujours été antisémite. Et raciste: les pages sur l’Afrique dans le «Voyage au bout de la nuit» sont d’ailleurs assez abominables. Et les premières traces d’antisémitisme apparaissent clairement dans «l’Eglise», cette pièce qu’il a rédigée avant le «Voyage»: la Société des nations, le cosmopolitisme, les Juifs, tout ça ne devait déjà pas vraiment lui plaire; il le brocarde donc dès 1929.
En 1937, c’est l’éruption avec «Bagatelles pour un massacre», mais il ne faut pas oublier que Céline est né pendant l’Affaire Dreyfus: son père était un antisémite convaincu, il en a bouffé pendant toute sa jeunesse. L’éducation de Céline, c’est l’éducation d’un jeune homme de bonne famille, avec des valeurs comme travail, famille, patrie, et armée. Il s’engage en 1912. C’est alors un petit Français parfait. Quant à Elizabeth Craig, elle est partie vivre avec un certain Ben Tankel, un Américain qui était aussi juif que moi je suis archevêque de Canterbury. Mais pour Céline, tous les Ben sont juifs... Il a aussi souhaité faire adapter le «Voyage» au cinéma, il est même allé à Hollywood pour ça, et en a retenu que les juifs ne voulaient pas de son livre... C’est ce qu’il raconte au début de «Bagatelles pour un massacre».
Mais au fond, l’explication, c’est peut-être qu’il voyait la guerre arriver: il avait été traumatisé par 1914, et voyait arriver 1939-40 avec la certitude que la France allait perdre contre l’Allemagne; or pour lui, les Juifs étaient partout, à Londres, à Moscou, à New York, tiraient toutes les ficelles et poussaient le monde à s’entretuer. Je ne crois pas qu’il ait pensé à Auschwitz: ce qu’il voulait c’est qu’on foute les juifs dehors des dispensaires et du milieu du cinéma, de la médecine, des arts et des spectacles, pour qu’on laisse tout ça aux bons Français... Une sorte de préférence nationale avant l’heure.
N.O.-
Il y a plusieurs documents inédits dans votre livre, comme cet entretien avec Colette, la fille de Céline, que vous avez réalisé vous-même...D. Alliot.- Oui, c’est sa fille unique, elle s’est peu exprimée, et c’est tout de même la dernière personne à pouvoir parler de la rédaction du «Voyage au bout de la nuit»... Pendant qu’elle dormait à côté de lui, son père écrivait sur les murs de l’appartement les pensées qui le traversaient! Elle évoque aussi les conditions de sa propre naissance, en 1920: elle devait s’appeler Louise; son père fou de joie a couru à l’état civil... et l’a déclarée sous le prénom de Colette! Elle s’est contentée de me donner cette explication: « C’était mon père... ».
D’autres témoins sont intéressants, comme Maud de Belleroche: en juin 1944 à Baden-Baden, elle a vu Céline vitupérer contre Pétain, qu’il appelait «Philippe le Dernier» avec une liberté de ton que les autres collaborateurs exilés n’avaient pas. Selon elle, il disait tout haut ce que les autres pensaient tout bas. Et lui seul pouvait le faire parce qu’il était respecté.
N.O.-
Respecté, vraiment?D. Alliot.- Oui, pas aimé, mais respecté, parce que c’était le grand écrivain, le grand prophète pour tous ces collaborateurs en exil. Il avait tout prédit dès 1937: la défaite face à l’Allemagne, l’exclusion des juifs, tout ça était déjà, en quelque sorte, dans «Bagatelles». Il y dit même qu’une guerre avec l’Allemagne coûterait 50 millions de morts... c’est aujourd’hui le chiffre admis par de nombreux historiens de la Seconde Guerre mondiale. A l’époque, on ne le considère pas comme quelqu’un de fiable, surtout politiquement, mais comme celui qui avait tout vu et prédit avant tout le monde. Du coup, à Baden-Baden, c’est le seul qui pouvait se permettre d’appeler Pétain «Philippe le dernier», en se foutant de la gueule des autres...
N.O.-
On trouve également ce témoignage au second degré du dessinateur Philippe Druillet... Ce qu’il raconte est assez surprenant.D. Alliot.- Oui, c’est une histoire dont il n’avait jamais parlé. Druillet est né le 28 juillet 1944. Ses parents, qui étaient responsables de la milice dans le Gers et ont été condamnés à mort à la Libération, l’ont appelé Philippe en hommage à un Maréchal bien connu de l’époque - ce qui, en juillet 1944, signale un certain degré de... conviction. Ils se sont retrouvés à Sigmaringen en septembre. Là, Céline aurait soigné le petit Druillet. Pour lui, toute cette histoire est assez pesante. Mais il est amusant de voir qu’un de mes plus jeunes témoins est un dessinateur de science-fiction plutôt situé à gauche, sinon à l’extrême-gauche.
N.O.-
Les témoignages sont en effet très variés, et parfois inattendus. A côté de Marcel Aymé ou Ernst Jünger, on croise encore William Burroughs, Pierre Bergé, ou Judith Magre...D. Alliot.- Après-guerre, dans sa maison de Meudon, on trouve en effet des noms assez curieux, comme celui de Judith Magre, qui a épousé Claude Lanzmann en 1963: elle venait prendre des cours de danse chez Lucette, la femme de Céline... Mais on trouve aussi Françoise Fabian, Michel Simon... Le livre est un bric-à-brac de personnalités de tous bords, amis, ennemis, Français, Allemands, Danois, soldats, enfants, jurés littéraires, crapules...
N.O.-
Il est évidemment question de sa pratique de la médecine, à travers le point de vue de patients et de confrères qui l’ont vu à l’œuvre. Etait-il un bon médecin?D. Alliot. – Ce n’est pas très glorieux... Avant la guerre, c’est un médecin de dispensaire: il ne soigne pas vraiment, il écoute beaucoup les gens, c’est une sorte de psychologue... Il ne pratique pas une médecine de pointe, mais il est attentif, très aimable, ce qui est assez exceptionnel dans les dispensaires où l’on pratique plutôt l’abattage. D’un point de vue humain, il est très chaleureux et sympa...
N.O.-
Et il en profite d’ailleurs pour piller les histoires de ses patients...D. Alliot.- Oui, bien sûr. Il trouvait son intérêt, en tant qu’écrivain, à travailler en dispensaire... Ensuite, pendant et après la guerre, c’est plus nuancé. A Bezons, Carlo Giati raconte avoir reçu une paire de baffes parce qu’il se plaignait d’avoir mal : il était enfant, Céline n’avait pas repéré son appendicite... Une autre histoire révélatrice est celle de Dubuffet, qui emmène sa femme à Meudon. Céline lui dit, devant elle: «elle est foutue». Alors qu’elle n’avait rien du tout! D’un point de vue médical, c’est assez limite... et ça fait un peu peur.
N.O. –
Vous consacrez par ailleurs un petit livre aux idées reçues sur Céline. Quelles sont celles qui se trouvent battues en brèche par cet ensemble de témoignages? En quoi modifie-t-elle notre perception de Céline?D. Alliot.- Chaque témoignage est parcellaire, sinon sujet à caution. L’intérêt, c’est leur accumulation, qui trace un portrait face auquel le lecteur peut faire son opinion. Je ne donne aucun avis dans l’appareil critique, je présente, je distingue le vrai du faux, mais je ne donne pas mon opinion: c’est au lecteur de se forger la sienne. Céline apparaît très changeant en fonction de son interlocuteur, de l’époque, etc. D’ailleurs, beaucoup de zones d’ombre subsistent. Et l’on se dit que ce type était un génie littéraire, un fou antisémite, mais aussi un homme, qui reste un mystère.
N.O. –
Quel est le document le plus instructif, selon vous?D. Alliot.- Peut-être celui du directeur de son école qui, en trois lignes, met tout «Mort à crédit» par terre: «Enfant assez intelligent mais gâté par la famille; aussi se croit-il une merveille et est-il vaniteux au-delà du possible». Ou, très court aussi, celui de Tristan Tzara, qui l’a rencontré une fois: «C’était un homme déchaîné.»
N.O.-
Il fréquente les Allemands sous l’Occupation...D. Alliot.- Oui, mais sans véritablement s’engager. L’Occupation aurait pu être l’apogée de Céline, il aurait pu avoir des postes officiels, toucher des salaires considérables... On a même songé à lui pour diriger le Commissariat aux Questions juives, finalement confié à Darquier de Pellepoix. Mais c’était, fondamentalement, un anarchiste, hostile à toute forme d’organisation. Ses idées partaient dans tous les sens, il n’y a rien de construit dans sa pensée politique. S’il n’aime pas les Juifs, c’est parce qu’ils ont refusé, selon lui, d’adapter «Voyage au bout de la nuit» au cinéma... Quand on se prénomme Ben, pour lui, on est juif. D’ailleurs sur les trois personnes qu’il a dénoncées sous l’Occupation, aucune ne l’était... Céline fonctionnait comme ça: une tête ne lui plaisait pas, il dénonçait. Même dans «Bagatelles», rien ne tient debout. C’est un tissu d’élucubrations. Quand on le compare aux écrits antisémites de l’époque, ça n’a rien à voir. C’est de l’antisémitisme à la petite semaine. Le problème, c’est qu’il l’a mis en livre, qu’il l’a hurlé. Le grand scandale, c’est qu’il a mis son talent littéraire au service d’une cause qui ne le méritait pas, alors que l’antisémitisme était l’affaire de petits auteurs ratés et de scribouillards de bas étage.
N.O.-
Quels sont les documents que vous n’avez pas encore trouvés?D. Alliot.- Je suis sur quelques pistes. Au Danemark, il y a un très gros dossier Céline, mais il est fermé jusqu’en 2051. Il a été sauvé par l’intransigeance juridictionnelle des Danois, qui demandaient à la France de prouver l’ignominie de Céline avant de l’extrader. Le problème, c’est qu’on a aujourd’hui affaire à la même intransigeance... Il n’y a pas de dérogation possible pour publier ces documents. Je cherche aussi du côté des services secrets français. A la préfecture de police, son dossier est tout petit, et très peu intéressant; c’est assez surprenant, et ça laisse penser qu’il existe un autre dossier plus consistant. J’aimerais bien voir ça: les filatures, les rapports de concierges...
N.O.-
Vous avez également recueilli le témoignage d’un des magistrats qui a obtenu l’amnistie de Céline... Quel éclairage nouveau apporte-t-il sur cet épisode? D. Alliot.- On savait qu’il y avait eu entourloupe, Jean-Marc Dejean de la Batie en donne ici les clés. Céline a été amnistié sous le nom du docteur Louis Destouches. Son avocat avait réussi à noyer son dossier parmi une vingtaine d’autres. C’était en 1951, la France voulait se débarrasser des derniers cas de collaboration et tourner la page de l’épuration. Officiellement, personne n’a fait la relation entre Destouches et Céline, mais tout le monde était au courant, même le procureur ! Seul le juge l’a amnistié sans savoir ce qu’il faisait...
N.O. –
Qu’avez-vous pensé de la polémique concernant l’inscription de Céline dans les «célébrations nationales»?D. Alliot.-
Deux choses. D’abord, Céline n’a jamais eu besoin de commémoration pour que son œuvre lui survive. D’autre part, si Serge Klarsfeld n’aime pas Céline, je le comprends: il est là parfaitement dans son droit, et dans son rôle. Mais l’attitude des autorités est étrange: un comité avait pris cette décision en amont, le volume est sorti, et on a entendu le ministre de la Culture dire qu’il avait «relu», pour se faire son opinion, «Bagatelles pour un massacre»... S’il ne l’avait pas compris à la première lecture, il y a un problème... Enfin, globalement, Serge Klarsfeld nous a fait un cadeau extraordinaire. Objectivement, on peut le remercier. J’ai peur qu’il passe un très mauvais mois d’avril, avec toute la presse et les publications qui vont concerner Céline... Comme l’a résumé Marc-Edouard Nabe: «Quoi qu’il arrive, maintenant, 2011, c’est l’année Céline.»Propos recueillis par Grégoire Leménager
L'auteur
Né en 1973, également spécialiste d’Aimé Césaire, David Alliot publie par ailleurs «Céline, idées reçues sur un auteur sulfureux» (éd. Le Cavalier bleu, avril 2011) et des aphorismes de Céline («Céline en verve», éd. Horay, 2004).
«D’un Céline l’autre»,
édition établie par David Alliot,
préface de François Gibault,
Robert Laffont, coll. «Bouquins»,
1 184 p., 30 euros (à paraître le 7 avril).
Source : Ceci est la version intégrale de l'entretien paru dans «Le Nouvel Observateur» du 31 mars 2011. http://bibliobs.nouvelobs.com/documents/20110329.OBS0455/celine-vu-par.html