LES ORAISONS DU SERPENTPROLEGOMENESNous allons tenter, au travers des pages qui vont suivre, de brosser un tableau, non de croyances simples, mais, d'un courant infra-historique, voire d'une légende vivante qui se meut "reptilignement" depuis des millénaires dans l'ombre, décrié et maudit tel le génésique Serpent, pourchassé et nié mais toujours renaissant comme le dieu Priape1. Toutefois, malgré le titre, nous ne composerons pas non plus une symbolique nouvelle ou surannée du serpent. L'on comprendra également que nous ne voulions pas parler au travers de ce travail des antiques naasènes mais bien des actuels et modernes... Malgré les termes utilisés ici, nous rejetons toute volonté déiste dans nos propos et nous exposons des idées et une vision du monde qui se veulent libres du dogme habituel du dieu mièvre, aimant, de colère ou encore de ses adversaires ténébreux.
Que le lecteur ne se méprenne donc point, nous n'annonçons aucune Nouvelle Parole, aucune cosmogonie figée, mais bien plutôt une histoire qui peut, tel est notre unique voeu, donner une piste de réflexion à "ceux qui cherchent afin d'être étonnés." Ce texte se veut donc une sorte de rébus mystique ou un morceau de psychothérapie taillé par l'auteur pour lui-même, selon...
1- SON SYMBOLELe symbolisme du serpent est très ancien et a toujours été associé à l'idée de la Mort et de la Vie mais également à la notion d'Éternité - car il peut changer de peau régulièrement retrouvant ainsi l'apparence de la jeunesse. Pour les Anciens, cette mue représente le principe de l'éternel retour, du passage permanent de la vie à la mort et vice-versa. Ainsi, de la mort sort la vie comme la désagrégation d'une graine dans le sol annonce la venue d'une vie nouvelle.Au niveau individuel, l'homme se doit de réaliser le renouveau du monde et de vaincre la mort et il personnifiera alors "la force créatrice de l'univers qui, se couvant elle-même dans l'introversion, serpent enlaçant son propre oeuf, menace la vie de sa morsure empoisonnée pour la conduire à la mort et se réenfanter elle-même de cette nuit, en se surmontant"2.
Déjà Philon nous dit du serpent qu'il est, de tous les animaux, le plus spirituel, sa nature étant du feu, sa vie longue et qu'en même temps de sa peau, il se dépouille de sa vieillesse.
Son venin provoque le passage de la vie à la mort, mais, utilisé à de faibles doses, il avait aussi la réputation d'être un remède3. Le serpent était également souvent associé aux forces secrètes de la terre d'où il surgissait et aux énergies sexuelles car, "le Serpent est phallique par sa forme. Caché, lové dans les anfractuosités de la terre, on le voit s'élancer soudain. Il est mythiquement le fils de la Terre, le dynamisme mâle engendré par la Grande Femelle"4.
Lisons à présent ce qu'en dit le Dictionnaire des Symboles5 :
“ Il joue des sexes comme de tous les contraires; il est femelle et mâle aussi, jumeau en lui-même, comme tant de grands dieux créateurs qui sont toujours, dans leurs représentations premières des serpents cosmiques... Le serpent visible n'apparaît donc que comme la brève incarnation d'un Grand Serpent Invisible, causal et atemporel, maître du principe vital et de toutes les forces de la nature. C'est un vieux dieu premier que nous retrouvons au départ de toutes les cosmogénèses, avant que les religions de l'esprit ne le détrônent. ”.A la fois mortel et guérisseur, symbole du bon et du mauvais démon (Agatho-daïmon et Kokadaïmon), de Satan et du Christ, les Gnostiques faisaient de lui le symbole du bulbe cérébral et de la colonne vertébrale, lui conférant ainsi une identité certaine avec la psyché et l'inconscient.
Le principal symbole attaché au serpent reste le caducée, et son explication réside dans l'association serpent-bâton. En tant que symbole d'Esculape6, le serpent y représenterait le remède, la médecine tandis que le bâton symboliserait l'Arbre de Vie, vie que le praticien essaye de maintenir grâce à ce remède.
En Grèce, une légende relate qu'Hermès découvrit le premier la puissance de son bâton magique quand il l'utilisa pour séparer deux serpents engagés dans un combat mortel. Les reptiles cessèrent immédiatement le combat, s'enlacèrent autour du bâton et s'embrassèrent. Il faut voir dans l'enlacement des serpents qui se font face, l'équilibre des forces antagonistes utilisé par l'hermétisme et sa discipline-fille, l'alchimie, pour décrire la notion d'unité dans l'opposition. On rejoint ici la figure de l'AMPHISBENE qui comporte deux serpents enlacés dont l'un a une tête blanche qui symbolise l'initié qui a dégagé le volatil du fixe et a ainsi vaincu sa nature inférieure symbolisée par la tête noire de l'autre serpent.
Les correspondances entre le serpent, les forgerons et l'alchimie - et il suffit de lire l'ouvrage magistral "Forgerons et alchimistes" de Mircea Eliade pour s'en convaincre - sont soulignées par cette sentence du peuple Dogon :
"Tout forgeron lorsqu'il travaille est comme assis sur la tête du serpent". Et l'on nous indique alors l'existence de rites magiques funéraires qui ont pour fonction de transmettre aux vivants les pouvoirs et connaissances issues du monde des morts. Selon René Alleau7,
"Le nom de "serpent" a été donné, à toutes les époques et en des aires culturelles diverses, aux initiés euxmêmes, qui recevaient le double pouvoir de "faire monter ou descendre" la force magique universelle. C'est pourquoi, dans les sociétés traditionnelles anciennes, le roi divinisé, qui avait reçu son pouvoir sacré par une transmission directe du démiurge ou de l'ancêtre, appartenait, comme l'attestent des textes abyssins archaïques donnant la liste des pharaons, à la "progéniture" du serpent".A propos du caducée encore, Chevalier et Gheerbrandt, dans leur Dictionnaire des Symboles, écrivent : "le serpent possède ce double aspect symbolique : l'un bénéfique l'autre maléfique, dont le caducée présente, si l'on veut, l'antagonisme et l'équilibre; cet équilibre et cette polarité sont surtout ceux des courants cosmiques, figurés d'une façon plus générale par la double spirale; Dans l'ésotérisme bouddhique, par exemple, le bâton du caducée correspond à l'axe du monde et les serpents à la Kundalini, cette énergie cosmique qui se trouve à l'intérieur de chacun". Enfin, la Tradition conserve un certain nombre de techniques afin d'éveiller le serpent ou le dragon endormi en dirigeant les forces vitales vers le sommet du crâne. Ainsi, dans l'ésotérisme oriental, l'acte de libérer la puissance du serpent est appelé la Montée de la Kundalini8.
Conscients des dangers de cette technique, l'oriental insiste toutefois sur le fait que la Kundalini ne doit pas être gardée prisonnière de l'épine dorsale mais qu'elle doit se voir ouvrir les Portes des sphères supérieures afin de permettre au pratiquant d'Éveiller sa conscience au monde supérieur. Dans cette tradition, l'association symbolique entre le phallus, le serpent et la langue (verbe) sont très présente et elle est significative du lien qui existe entre énergie vitale, sexe et connaissance, comme nous le verrons plus loin.
Selon Bayard, les deux serpents enroulés du caducée, le yin et le yang du T'ai Chi et le swastika ou croix gammée des Hindous, symbolisent tous une force cosmique, avec ses deux sens de rotation inversés. Dans ce caducée, les deux serpents reposent leur tête sur ‘Hesed9 et Gebourah10 et, ce sont justement ces deux Sephiroth que relie la Voie de Teth11, la Voie du Serpent (confer "La Lettre Teth et le Serpent"12). Au sein du caducée, les ondulations des deux serpents forment la lettre Aleph, symbole de l'Air, par laquelle dieu insuffla la vie dans les narines d'Adam. Leurs queues forment le Mem, lettre symbolisant l'Eau, et les ailes au sommet du caducée forment la lettre Shin, symbole du Feu de la Vie.
Enfin, le Serpent symbolise également le NUMEN de l'Acte de Métamorphose en même temps que la substance métamorphosée elle-même. Et on le retrouve ainsi dans la légende de GABRICUS et de BEYA, couple royal frère-soeur. Lors du hiérogamos, le frère pénètre entièrement dans le corps de sa soeur où il disparaît complètement, il se métamorphose alors en son sein en SERPENS MERCURIALIS13.
2- LES OPHITES OU NAASENES"De Toi, un Père, et au travers de Toi une Mère, les Deux Noms Immortels, géniteurs des Æons. O Toi citoyen des Cieux, Homme de grand nom".
Le terme d'Ophite14 dérive du mot grec pour serpent tout comme Naasène dérive du mot hébreu désignant le serpent, na'hash15. Le terme de naasène fut tout d'abord donné aux prêtres du culte des adorateurs du serpent. Ce mot pourrait avoir également comme origine l'image du cobra égyptien qui était de couleur bronze, avec la gorge rouge que l'on pouvait voir lorsqu'il se préparait à cracher son venin.
"Il est impossible d'ignorer les fortes affinités qui existent entre les doctrines ophites et celles des sectes païennes qui nous sont connues par les littératures hermétiques. Ces sectes furent probablement pré-chrétiennes et, sans doute, antérieures à l'émergence de la Gnose historique... En dépit de détails occasionnels qui suggèrent l'influence de grandes écoles gnostiques, nous ne trouvons qu'une faible trace au sein de l'Ophisme de développements plus caractéristiques - par exemple, l'aeonologie, la chute de la Sophia. Si les mythes ophites sont nés d'une recombinaison de systèmes plus vastes, des traces en auraient été certainement trouvées dans un endroit ou l'autre.
Sur ces considérations, on peut conclure que l'Ophisme, bien qu'il ait pu être modifié ultérieurement par l'influence d'autres écoles gnostiques, représente la phase primitive du mouvement gnostique. Il prend ses racines dans ces sectes théosophiques qui naquirent en Egypte et dans le Proche-Orient durant l'époque du syncrétisme, et il marque le début de l'alliance de ces sectes étrangères au Christianisme. Et c'est ici que consiste l'importance historique de l'Ophisme. Il reflète le mouvement gnostique à ses débuts et nous aide à déterminer les sources et le caractère intrinsèque de ses croyances. Nous pouvons donc assumer que la Gnose, bien qu'elle ait revêtu une forme d'hérésie chrétienne, était en substance non chrétienne, et que ses spéculations étaient pour l'essentiel mythologiques et syncrétiques"16. (...)
Voyons maintenant ce que nous en disent les auteurs chrétiens, qui sont, malheureusement, les rares sources disponibles, sur le courant historique du moins. Saint Thomas d'Aquin, dans son ouvrage "Sur les Articles de la Foi" opuscule V, nous relate les choses suivantes à leur propos :
"La cinquième [hérésie] est celle des Ophidiens ou
Ophites qui, pensant que le Christ est un serpent, ont un serpent accoutumé à lécher le pain avec sa langue, et le leur sanctifie comme l'eucharistie". On peut comparer ces rituels, où les ophiens embrassaient également les serpents, à ceux des mystères de Démeter joués lors des Mystères d'Éleusis. On retrouve encore ces rites dans les cultes d'Asclepios, dans les orgies Dionysiaques ou dans les mystères de Sabazios dans lesquels, selon Arnobius20on faisait usage de l'image du serpent. Ou ces rites seraient-ils des restes des antiques cultes voués à la constellation d'Ophiuchus lors desquels les adeptes tenaient des serpents sur leurs poitrines et les caressaient comme étant les symboles vivants de l'image célestielle qu'ils adoraient ?
Origène lui nous dit :
"Il y a une certaine secte qui n'admet pas un nouveau membre avant qu'il n'ait prononcé un anathème contre Jésus; et cette secte est digne du nom qu'elle s'est choisie; car c'est la secte des Ophites, qui blasphème dans ses prières au serpent"21.Selon les auteurs chrétiens Clément22, Tertullien23et Irénée24, on les nomme Ophites car ils magnifient le serpent à un tel degré qu'ils le préfèrent au Christ lui-même car c'est lui qui est à la source de la Connaissance du bien et du mal. (...)
Les Ophites accordent donc au Serpent un rôle de rédempteur au travers de la figure de l'OPHIS-CHRISTOS32. Le Serpent a voulu éclairer l'homme sur sa nature et son pouvoir divin en lui révélant l'immortalité de l'Union. D'ailleurs, on peut rapprocher les pratiques ophites du tantrisme par l'idée que le salut peut être obtenu par l'accouplement sensuel et l'échange de l'Élixir de Vie. Ainsi, le Serpent Na'hash est assimilé au Christ au travers de la figure de l'Agathodaïmon ou du Kokadaïmon ainsi que par le symbole du Serpent cloué sur la Croix33, le Serpent est alors le Rédempteur. Il est à noter d'ailleurs que la Première Cause s'est toujours révélée Elle-même par la Croix; la Croix par Un tracée à partir de deux, et chacun des deux étant divisé afin que deux constituent quatre; la Croix, qui est la clé des mystères de l'Inde et de l'Égypte, le TAU des Patriarches, le symbole divin d'Osiris, le Stauros des Gnostiques, la Pierre Angulaire du Temple, le symbole de la Sagesse divine, du Verbe divin, la Puissance divine rayonnante à partir du centre, manifestée dans l'Univers; la Croix, ce point central de la jonction des angles droits de quatre Triangles. (...)
Les Naasènes pensaient que le moyen pour reproduire l'hermaphrodite originel résidait dans la pratique sensuelle dont les rites basés sur la musique et le vin avaient pour but de réunir l'homme à la femme en une hiérogamie divine. Cette hiérogamie se manifestait enfin par l'absorption de l'amrita36 qui est l'Élixir de Vie et source de Toute Vie. Lors de ces rituels, l'homme est le Serpent initiateur de la femme avant que d'être lui-même l'homme initié par la femme. Ce rituel reproduit également l'initiation conférée par Jésus à Myriam, qui sera l'initiatrice de Jean. Selon les paroles du Christ même : "Si vous ne buvez mon sang et ne mangez ma chair, vous ne connaîtrez le royaume des cieux." Et encore : "celui qui ne boira pas à la même coupe que moi, là où j'irai, celui-là n'entrera pas" [Jean VI. 53 ; Marc X. 38.].
Les Naasènes participaient donc aux mystères de Zoé, la Grande-Mère, cérémonies musicales durant lesquelles était adoré NAAS qui n'est autre que Na'hash, le Serpent. Les Temples (Naos ou Nous, Noun Vav Samek, refuge) sont dits situés "Sous les Etoiles" - car ainsi, ils n'étaient jamais à découvert et n'avaient pas d'existence véritable - et en leur sein se déroulaient les cérémonies d'initiation et les mystères de la Grande-Mère. Un rituel nous est d'ailleurs rapporté par Épiphane37, qui le déforme sans en comprendre la portée :
"Ils ont un véritable serpent et ils le gardent dans un panier. Lorsque le temps est venu de pratiquer leurs mystères, ils sortent ce panier et posent du pain sur la table en appelant le serpent; lorsque le panier s'ouvre, le serpent sort. Et ensuite le serpent rampe sur la table et sur le pain". Le rituel se poursuit ensuite avec des "hymnes au Père". Ceci, toujours selon notre auteur, serait l'eucharistie suprême des ophiens avec les "baisers au serpent".
Les Naasènes possédaient, et possèdent encore, des serments qui peuvent être adaptés aux époques et aux lieux où ils doivent être prêtés. Ils sont aussi parfois absents afin de laisser les adeptes face à leur liberté et à leur conscience. En voici un particulier, ancien mais toujours d'actualité :
"Je jure par le Dieu Bon qui est au-dessus de tout, de garder ces mystères et de ne les
divulguer à quiconque, et de ne point être relaps au Dieu Bon de toutes les créatures".Et lorsqu'il a donné ce serment, l'adepte se rend devant l'image du Dieu Bon et regarde alors
"tout ce que les yeux n'ont pas vu et ce que les oreilles n'ont pas entendu, et qui ne sont pas entrées dans le coeur de l'homme" (1 Cor. II 9) et il boit alors l'eau de la Fontaine de Vie qui est le Baptême de l'Eau qui donne la Vie. Car, il y a eu une séparation faite entre l'eau et l'eau, et il y a l'eau qui est sous le firmament, l'eau avec laquelle les hommes terrestres sont lavés, et les eaux au-dessus du firmament, l'Eau qui donne la Vie, l'Eau qui est Feu, l'Eau du Dieu Bon, en laquelle les hommes spirituels vivants sont lavés et dans laquelle Elohim lui-même s'est lavé au début des temps. Ce baptême est le Baptême du Feu. (...)
Nous touchons ici à un point essentiel de la doctrine ophienne, doctrine qui relie le culte de la Femme comme vecteur de l'Éveil à la Connaissance.
Isha est l'Épouse qui doit s'unir à Ish son Époux afin de réaliser la hiérogamie divine. Mais avant cela, Isha doit réunir ses deux faces que sont Ève et Lilith alors qu'Ish doit réunir ses deux visages que sont l'Adam d'en bas et Samaël. De cette hiérogamie doit naître la Couronne, Kether41. L'Adam Primitif, Androgyne primordial que nous sommes tous en puissance.
"Au moment où elle se débarrasse de ses vêtements elle s'unit à son époux dans une proximité de la chair, comme il est dit “ Os de mes os et chair de ma chair, celle-ci sera appelée Isha car de l'homme Ish elle a été prise, c'est ainsi que l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme et ils seront une chair une" (Gen. II, 23)."Quitter" [‘Azob, bzi] c'est s'arracher une peau ! Car "peau" se dit ‘Or [rvi]. Nous retrouvons à nouveau le personnage du serpent avec cette symbolique de la peau que l'on doit quitter afin de devenir éveillé. Car ‘Or prononcé Our, éveillé, est le symbole d'un champ de conscience dont la lumière n'est que ténèbres par rapport à celle d'un champ nouveau qui nous appelle. Cet acte de quitter signifie donc abandonner nos critères de jugement, renoncer aux idées reçues,
"ce que l'on croyait sage nous semble fou; ce que l'on croyait vrai devient relatif, voire faux", A. de Souzenelle.
Quitter le père et la mère et donc la conscience et l'inconscient auxquels nous sommes identifiés afin de prendre notre propre chemin.
Ish et Isha unit deviennent alors UN, Adam Supérieur en contact avec les Æons Supérieurs. (...)