Bientôt "un fichier central biométrique" pour tous les Français
Une proposition de loi vise à moderniser la carte d'identité et créer un fichier centralisé. Un texte essentiel mélangeant sécurité informatique et lobbying. Par Boris Manenti
Un contrôle d'empreintes digitales à l'aéroport Roissy-Charles de Gaulle (AFP) Un contrôle d'empreintes digitales à l'aéroport Roissy-Charles de Gaulle (AFP)
Après le Sénat, l'Assemblée nationale (comptant seulement 11 députés) a adopté jeudi 7 juillet une proposition de loi UMP visant à moderniser la carte nationale d'identité et à créer un fichier central biométrique regroupant, à terme, les identités de tous les "honnêtes" Français.
Par rapport à la version votée au Sénat, le rapporteur UMP Philippe Goujon a fait adopter un amendement pour sécuriser les deux catégories de titres d'identité en prévoyant d'utiliser un seul et même fichier central. La proposition de loi devrait maintenant faire l'objet d'une commission mixte paritaire pour établir un texte de compromis entre Assemblée et Sénat.
La nouvelle carte biométrique intégrera deux puces. La première, dite "régalienne", contiendra les informations d'identité de son propriétaire (état civil, empreintes digitales...). Une seconde puce, facultative, dite e-services, permettra de réaliser des signatures électroniques sur internet pour des échanges commerciaux et administratifs.
Article original :
L'Assemblée nationale doit examiner, jeudi 7 juillet, une proposition de loi "relative à la protection de l'identité" qui vise à moderniser la carte nationale d'identité et créer un fichier biométrique regroupant les identités des "honnêtes" Français.
Adopté en première lecture par le Sénat, ce texte de loi prévoit de créer une nouvelle carte d'identité contenant noms, prénoms, sexe, date et lieu de naissance, adresse, taille, couleur des yeux, empreintes digitales et photographie. Des données biométriques contenues dans une puce électronique. La carte d'identité resterait gratuite (sauf en cas de perte) et (théoriquement) non-obligatoire.
Ces données seront également centralisées, avec les données biométriques des passeports, dans "un fichier central biométrique" qui porterait d'abord "sur 45 millions d'individus", pointe le sénateur et rapporteur de la loi, François Pillet (rattaché UMP). "A terme, cela pourrait concerner 65 millions de Français", souligne au Nouvel Observateur le sénateur UMP du Nord et auteur de la proposition de loi, Jean-René Lecerf.
"Ce sera le premier fichier des gens honnêtes", résume François Pillet. Une expression que reprennent les deux auteurs du texte de loi Jean-René Lecerf et Michel Houel.
"Prendre les chiffres avec des pincettes"
La carte d'identité nouvelle et le fichier qui lui est lié viserait, en premier lieu, à lutter contre l'usurpation d'identité. "En ce moment, l'usurpation d'identité touche plus de 200.000 personnes par an", plaide le sénateur UMP de Seine-et-Marne et auteur de la proposition de loi, Michel Houel, interrogé par Le Nouvel Observateur.
Un chiffre effrayant issu d'un sondage du Crédoc, selon lequel "plus de 210.00 cas [d'usurpation d'identité sont] avérés chaque année, un chiffre plus important que les cambriolages à domicile et que les vols d'automobile".
"Un chiffre qu'il convient toutefois de prendre avec des pincettes puisque mis en doute par le ministère de l'Intérieur lui-même", reconnaît Jean-René Lecerf. "Le chiffre réel est certainement inférieur, mais il s'agit d'une réalité que le nombre d'usurpation d'identité augmente", poursuit-il.
En 2009, l'Observatoire national de la délinquance et de la réponse pénale a, lui, comptabilisé 13.900 fraudes documentaire ou d'identité, quand la direction des affaires criminelles et des grâces a répertorié 11.627 condamnations pour ces faits.
"Ficher 45 millions de Français pour 14.000 fraudes, c'est complètement disproportionné par rapport au but recherché, surtout qu'il existe déjà un arsenal législatif pour lutter contre l'usurpation d'identité", critique le journaliste à Owni.fr Jean-Marc Manach. Depuis février, le délit d'usurpation d'identité est reconnu par la loi Loppsi 2.
"Nous avons été frileux à cause de la Cnil"
Reste que si le Sénat défend l'usurpation d'identité comme objectif de cette proposition de loi, l'Assemblée nationale semble vouloir aller plus loin avec une utilisation du fichier biométrique comme outil dans le cadre d'enquête de police.
"L'Assemblée nationale souhaite une utilisation plus large pour des enquêtes de police judiciaire ou pour des cas de reconnaissances de cadavres après des catastrophes naturelles", explique Jean-René Lecerf. "Et puis, la carte d'identité biométrique permettra de lutter efficacement contre le terrorisme avec des papiers plus sûrs", renchérit Michel Houel.
François Pillet reste plus modéré : "Le fichier ne doit être utilisé que dans un seul et unique objectif unique : la protection contre l'usurpation d'identité. Nous faisons un fichier sur, à terme, 65 millions de Français honnêtes. Il faut donc préserver la garantie que l'utilisation prévue dès le départ soit respectée", explique-t-il auNouvel Observateur.
Toutefois, les deux auteurs de la proposition de loi s'accordent à "préférer cette vision élargie de l'Assemblée nationale". "Nous avons été un peu frileux à cause de la Cnil", reconnaît même Michel Houel.
Enquêtes judiciaires, lutte contre le terrorisme... l'argument originel de lutte contre l'usurpation d'identité s'éloigne, pour rejoindre le feu projet de carte INES (Identité Nationale Electronique de Sécurité) largement critiqué par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil).
Dans cette loi, "il y a un mélange des finalités", pointe Jean-Claude Vitran, responsable du groupe de travail Libertés et Technologies de l'Information et de la Communication à la Ligue des Droits de l'Homme (LDH). "Alors que l'on nous présente une lutte contre la fraude, la carte d'identité embarquera une puce RFID, pourtant facilement clonable et peu sécurisée."
Jean-Claude Vitran poursuit : "Le gouvernement rêve depuis très longtemps d'un fichage de tous les Français. L'INES à l'époque d'un Nicolas Sarkozy ministre de l'Intérieur a été retoquée, maintenant ils rentrent par la fenêtre".
"Une histoire de gros sous"
Se pose enfin la question du coût de l'adoption d'une nouvelle carte d'identité. "Nous n'avons pas fait d'étude d'impact, mais la carte d'identité biométrique sera un peu plus chère", concède Jean-René Lecerf.
Elle devrait toutefois représenter un important marché pour les années à venir. Un marché pour lequel d'importantes entreprises françaises sont dans les starting-blocks. En effet, via le groupement professionnel des industries de composants et de systèmes électroniques (GIXEL), huit entreprises ont été auditionnées dans le cadre de la préparation du texte de loi : Morpho, Gemalto, l'Imprimerie nationale, Inside Secure, Oberthur, SPS Technologies, ST Microelectronics et Thales.
"Il y a derrière cette loi une énorme campagne de lobbying de la part du GIXEL, et en particulier de Morpho", lance Jean-Marc Manach. "Il s'agit de défendre une industrie française... Au-delà du fichage, ce n'est qu'une histoire de gros sous", conclut-il.
Jean-René Lecerf avoue "un petit problème éthique" à propos du fichier puisque si la vision du Sénat est adoptée, le fichier créé serait "à liens faibles" (c'est-à-dire qu'il serait impossible de croiser les données biométriques d'une identité) et "seule l'entreprise Morpho est capable de le créer", note le sénateur.
L'Assemblée nationale doit encore étudier le texte, qui ne fait pas l'objet d'une procédure accélérée et devrait être examiné encore discuté par les deux chambres du Parlement. François Pillet table toutefois sur une adoption avant l'élection présidentielle de 2012.
Toutefois, Jean-Claude Vitran annonce déjà que "quand la loi sera voté, la Ligue des droits de l'Homme déposera un recours devant le Conseil d'Etat et saisira la Cnil".
Capture d'écran du site de Morpho
Boris Manenti - Le Nouvel Observateur
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/societe/20110706.OBS6619/bientot-un-fichier-central-biometrique-pour-tous-les-francais.html
Une proposition de loi vise à moderniser la carte d'identité et créer un fichier centralisé. Un texte essentiel mélangeant sécurité informatique et lobbying. Par Boris Manenti
Un contrôle d'empreintes digitales à l'aéroport Roissy-Charles de Gaulle (AFP) Un contrôle d'empreintes digitales à l'aéroport Roissy-Charles de Gaulle (AFP)
Après le Sénat, l'Assemblée nationale (comptant seulement 11 députés) a adopté jeudi 7 juillet une proposition de loi UMP visant à moderniser la carte nationale d'identité et à créer un fichier central biométrique regroupant, à terme, les identités de tous les "honnêtes" Français.
Par rapport à la version votée au Sénat, le rapporteur UMP Philippe Goujon a fait adopter un amendement pour sécuriser les deux catégories de titres d'identité en prévoyant d'utiliser un seul et même fichier central. La proposition de loi devrait maintenant faire l'objet d'une commission mixte paritaire pour établir un texte de compromis entre Assemblée et Sénat.
La nouvelle carte biométrique intégrera deux puces. La première, dite "régalienne", contiendra les informations d'identité de son propriétaire (état civil, empreintes digitales...). Une seconde puce, facultative, dite e-services, permettra de réaliser des signatures électroniques sur internet pour des échanges commerciaux et administratifs.
Article original :
L'Assemblée nationale doit examiner, jeudi 7 juillet, une proposition de loi "relative à la protection de l'identité" qui vise à moderniser la carte nationale d'identité et créer un fichier biométrique regroupant les identités des "honnêtes" Français.
Adopté en première lecture par le Sénat, ce texte de loi prévoit de créer une nouvelle carte d'identité contenant noms, prénoms, sexe, date et lieu de naissance, adresse, taille, couleur des yeux, empreintes digitales et photographie. Des données biométriques contenues dans une puce électronique. La carte d'identité resterait gratuite (sauf en cas de perte) et (théoriquement) non-obligatoire.
Ces données seront également centralisées, avec les données biométriques des passeports, dans "un fichier central biométrique" qui porterait d'abord "sur 45 millions d'individus", pointe le sénateur et rapporteur de la loi, François Pillet (rattaché UMP). "A terme, cela pourrait concerner 65 millions de Français", souligne au Nouvel Observateur le sénateur UMP du Nord et auteur de la proposition de loi, Jean-René Lecerf.
"Ce sera le premier fichier des gens honnêtes", résume François Pillet. Une expression que reprennent les deux auteurs du texte de loi Jean-René Lecerf et Michel Houel.
"Prendre les chiffres avec des pincettes"
La carte d'identité nouvelle et le fichier qui lui est lié viserait, en premier lieu, à lutter contre l'usurpation d'identité. "En ce moment, l'usurpation d'identité touche plus de 200.000 personnes par an", plaide le sénateur UMP de Seine-et-Marne et auteur de la proposition de loi, Michel Houel, interrogé par Le Nouvel Observateur.
Un chiffre effrayant issu d'un sondage du Crédoc, selon lequel "plus de 210.00 cas [d'usurpation d'identité sont] avérés chaque année, un chiffre plus important que les cambriolages à domicile et que les vols d'automobile".
"Un chiffre qu'il convient toutefois de prendre avec des pincettes puisque mis en doute par le ministère de l'Intérieur lui-même", reconnaît Jean-René Lecerf. "Le chiffre réel est certainement inférieur, mais il s'agit d'une réalité que le nombre d'usurpation d'identité augmente", poursuit-il.
En 2009, l'Observatoire national de la délinquance et de la réponse pénale a, lui, comptabilisé 13.900 fraudes documentaire ou d'identité, quand la direction des affaires criminelles et des grâces a répertorié 11.627 condamnations pour ces faits.
"Ficher 45 millions de Français pour 14.000 fraudes, c'est complètement disproportionné par rapport au but recherché, surtout qu'il existe déjà un arsenal législatif pour lutter contre l'usurpation d'identité", critique le journaliste à Owni.fr Jean-Marc Manach. Depuis février, le délit d'usurpation d'identité est reconnu par la loi Loppsi 2.
"Nous avons été frileux à cause de la Cnil"
Reste que si le Sénat défend l'usurpation d'identité comme objectif de cette proposition de loi, l'Assemblée nationale semble vouloir aller plus loin avec une utilisation du fichier biométrique comme outil dans le cadre d'enquête de police.
"L'Assemblée nationale souhaite une utilisation plus large pour des enquêtes de police judiciaire ou pour des cas de reconnaissances de cadavres après des catastrophes naturelles", explique Jean-René Lecerf. "Et puis, la carte d'identité biométrique permettra de lutter efficacement contre le terrorisme avec des papiers plus sûrs", renchérit Michel Houel.
François Pillet reste plus modéré : "Le fichier ne doit être utilisé que dans un seul et unique objectif unique : la protection contre l'usurpation d'identité. Nous faisons un fichier sur, à terme, 65 millions de Français honnêtes. Il faut donc préserver la garantie que l'utilisation prévue dès le départ soit respectée", explique-t-il auNouvel Observateur.
Toutefois, les deux auteurs de la proposition de loi s'accordent à "préférer cette vision élargie de l'Assemblée nationale". "Nous avons été un peu frileux à cause de la Cnil", reconnaît même Michel Houel.
Enquêtes judiciaires, lutte contre le terrorisme... l'argument originel de lutte contre l'usurpation d'identité s'éloigne, pour rejoindre le feu projet de carte INES (Identité Nationale Electronique de Sécurité) largement critiqué par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil).
Dans cette loi, "il y a un mélange des finalités", pointe Jean-Claude Vitran, responsable du groupe de travail Libertés et Technologies de l'Information et de la Communication à la Ligue des Droits de l'Homme (LDH). "Alors que l'on nous présente une lutte contre la fraude, la carte d'identité embarquera une puce RFID, pourtant facilement clonable et peu sécurisée."
Jean-Claude Vitran poursuit : "Le gouvernement rêve depuis très longtemps d'un fichage de tous les Français. L'INES à l'époque d'un Nicolas Sarkozy ministre de l'Intérieur a été retoquée, maintenant ils rentrent par la fenêtre".
"Une histoire de gros sous"
Se pose enfin la question du coût de l'adoption d'une nouvelle carte d'identité. "Nous n'avons pas fait d'étude d'impact, mais la carte d'identité biométrique sera un peu plus chère", concède Jean-René Lecerf.
Elle devrait toutefois représenter un important marché pour les années à venir. Un marché pour lequel d'importantes entreprises françaises sont dans les starting-blocks. En effet, via le groupement professionnel des industries de composants et de systèmes électroniques (GIXEL), huit entreprises ont été auditionnées dans le cadre de la préparation du texte de loi : Morpho, Gemalto, l'Imprimerie nationale, Inside Secure, Oberthur, SPS Technologies, ST Microelectronics et Thales.
"Il y a derrière cette loi une énorme campagne de lobbying de la part du GIXEL, et en particulier de Morpho", lance Jean-Marc Manach. "Il s'agit de défendre une industrie française... Au-delà du fichage, ce n'est qu'une histoire de gros sous", conclut-il.
Jean-René Lecerf avoue "un petit problème éthique" à propos du fichier puisque si la vision du Sénat est adoptée, le fichier créé serait "à liens faibles" (c'est-à-dire qu'il serait impossible de croiser les données biométriques d'une identité) et "seule l'entreprise Morpho est capable de le créer", note le sénateur.
L'Assemblée nationale doit encore étudier le texte, qui ne fait pas l'objet d'une procédure accélérée et devrait être examiné encore discuté par les deux chambres du Parlement. François Pillet table toutefois sur une adoption avant l'élection présidentielle de 2012.
Toutefois, Jean-Claude Vitran annonce déjà que "quand la loi sera voté, la Ligue des droits de l'Homme déposera un recours devant le Conseil d'Etat et saisira la Cnil".
Capture d'écran du site de Morpho
Boris Manenti - Le Nouvel Observateur
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/societe/20110706.OBS6619/bientot-un-fichier-central-biometrique-pour-tous-les-francais.html