Le massacre des Algériens du 17 octobre 1961 à Paris : Appel à une reconnaissance officielle !
Par Edwy Plenel, co-fondateur et président du site Mediapart. (*Vidéo en fin d'article)
La date du 17 octobre 1961 fait partie de notre histoire, et nous devons la regarder en face. C'est à Paris qu'une manifestation pacifique de travailleurs alors français – « Français musulmans d'Algérie » selon la dénomination officielle – venus protester avec leurs familles contre le couvre-feu raciste qui les visait, eux et eux seuls, fut sauvagement réprimée par la police de la capitale, sur ordre de son chef, le préfet Maurice Papon. Mediapart demande la reconnaissance officielle de ce massacre, dont les historiens évaluent les victimes à plus de trois cents.
Au lendemain de la tragédie du 17 octobre 1961, Kateb Yacine (1929-1989), immense poète algérien, s'adressait à nous tous, peuple français : Peuple français, tu as tout vu — Oui, tout vu de tes propres yeux. — Tu as vu notre sang couler — Tu as vu la police — Assommer les manifestants — Et les jeter dans la Seine. — La Seine rougissante — N'a pas cessé les jours suivants — De vomir à la face — Du peuple de la Commune — Ces corps martyrisés — Qui rappelaient aux Parisiens — Leurs propres révolutions — Leur propre résistance. — Peuple français, tu as tout vu, — Oui, tout vu de tes propres yeux, — Et maintenant vas-tu parler ? — Et maintenant vas-tu te taire ?
Après un trop long silence, le temps est aujourd'hui venu de parler et de parler clair et franc. Non seulement d'entendre cet appel, comme le réclament depuis des décennies, historiens de métier et militants de la mémoire, mais d'être au rendez-vous de ce passé plein d'à présent. Le 17 octobre 1961 est une date française aussi bien qu'algérienne. Cette manifestation est, certes, un des jalons de la conquête de son indépendance, si chèrement payée, par le peuple algérien. Organisée par la Fédération de France du FLN, elle entendait consolider le rapport de force face à un pouvoir gaulliste qui, tout en engageant des pourparlers de paix, voulait affaiblir et diviser son interlocuteur indépendantiste. Mais, elle est aussi un moment essentiel de notre propre histoire nationale, de ces moments dont le souvenir fonde, pour l'avenir, une mémoire éveillée, empreinte de lucidité et de fraternité.
Le 17 octobre 1961 est d'abord une manifestation légitime contre une décision administrative sans précédent depuis le régime de Vichy : un couvre-feu raciste, fondé sur des critères ethniques. Le 5 octobre 1961, le préfet de police de la Seine, Maurice Papon (dont on découvrira plus tard le rôle dans la déportation des Juifs à la préfecture de Gironde), impose, au prétexte de la lutte contre les indépendantistes algériens assimilés à des « terroristes », un couvre-feu visant les « Français musulmans d'Algérie ». Ils doivent s'abstenir de circuler de 20h30 à 5h30 du matin, et les débits de boissons qu'ils tiennent ou qu'ils fréquentent doivent fermer chaque jour à 19 heures.
Le 17 octobre 1961 est aussi une manifestation du peuple travailleur de la région parisienne, d'ouvriers et d'employés accompagnés de leurs familles, venus souvent des bidonvilles, notamment celui de Nanterre, immense, où cette main-d'œuvre industrielle était en quelque sorte parquée. Ce soir-là, c'est une partie de la classe ouvrière française, dont les cohortes ont toujours été renouvelées par l'immigration, qui défilait pacifiquement sur les boulevards de la capitale, avec cette joie d'avoir su braver l'interdit, la honte et l'humiliation, avec surtout une grande dignité, celle de ceux qui n'ont d'autre richesse que leur travail, portée jusque dans l'habillement soigné des manifestants. D'ailleurs, le couvre-feu de Maurice Papon prévoyait une seule exception, celle des ouvriers travaillant en trois-huit, contraints d'embaucher en pleine nuit, qui devaient produire une attestation pour pouvoir circuler.
Le 17 octobre 1961 est enfin la plus terrible répression policière d'une manifestation pacifique dans l'histoire moderne de notre République. Les consignes des organisateurs étaient strictes, au point de se traduire par des fouilles préalables des manifestants : pas de violences, pas d'armes, pas même de simple canif. La violence qui s'est abattue sur les manifestants, parfois même avant qu'ils ne se constituent en cortèges, dès leur arrestation sur la base d'un tri ethnique à la sortie du métro, fut d'une férocité inimaginable. Il n'y eut pas seulement les dizaines de disparus – frappés à mort, jetés à la Seine, tués par balles – mais aussi 13.000 arrestations, et ces hommes parqués plusieurs jours durant, sans aucune assistance, dans l'enceinte du Palais des sports de la Porte de Versailles.
De cette violence inouïe, ce sont notamment des policiers qui en ont témoigné le plus immédiatement, dans un paradoxe qui n'est qu'apparent. L'Amicale des policiers résistants – nous n'étions que seize ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale – rédigea un tract anonyme, sur la foi de témoignages de gardiens de la paix, qui fut publié dans France-Observateur, l'ancêtre du Nouvel Observateur, que dirigeaient alors Claude Bourdet et Gilles Martinet. Emaillé de faits précis – notamment sur « la bonne centaine » d'Algériens pris au piège sur le pont de Neuilly, « assommés et précipités systématiquement dans la Seine » – ce texte défend l'honneur d'une police républicaine contre un « enchaînement monstrueux [qui] ne peut qu'accumuler les massacres et entretenir une situation de pogrom permanent ».
Dès l'immédiat lendemain du 17 octobre 1961, un appel circula à l'initiative de la revue Les Temps modernes qui recueillit les signatures de deux cent vingt-neuf intellectuels français, dont vingt-huit professeurs d'université. Il n'est pas inutile de relire aujourd'hui ce texte impeccable tant il fait honneur à cette France, la nôtre, qui sut dire non à l'injustice et à l'innommable, formidablement illustrée dans ces années-là par la revue de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, mais aussi par le Comité Audin et son journal Vérité et Liberté, animé par Pierre-Vidal Naquet, Jacques Panijel et Laurent Schwartz, ou encore par l'éditeur et libraire François Maspero, irremplaçable refuge et emblème de toutes les résistances d'alors. Le voici donc.
« Avec un courage et une dignité qui forcent l'admiration, les travailleurs algériens de la région parisienne viennent de manifester contre la répression de plus en plus féroce dont ils sont victimes et contre le régime discriminatoire que veut leur imposer le gouvernement. Un déchaînement de violence policière a répondu à leur démonstration pacifique : à nouveau, des Algériens sont morts parce qu'ils voulaient vivre libres. En restant passifs, les Français se feraient les complices des fureurs racistes dont Paris est désormais le théâtre et qui nous ramènent aux jours les plus noirs de l'occupation nazie : entre les Algériens entassés au Palais des sports en attendant d'être "refoulés" et les Juifs parqués à Drancy avant la déportation, nous refusons de faire la différence. Pour mettre un terme à ce scandale, les protestations morales ne suffisent pas. Les soussignés appellent instamment tous les partis, syndicats et organisations démocratiques non seulement à exiger l'abrogation immédiate de mesures indignes, mais à manifester leur solidarité aux travailleurs algériens en invitant leurs adhérents à s'opposer, sur place, au renouvellement de pareilles violences. »
Quelques mois plus tard, le 8 février 1962, cette violence s'abattait, au métro Charonne, sur une manifestation non violente pour la paix en Algérie. L'immense émotion soulevée par les neuf morts de Charonne a longtemps fait écran au souvenir des dizaines de victimes du 17 octobre 1961. Comme si les seconds faisaient partie de notre histoire française, tandis que les premiers étaient assignés à la seule cause algérienne. C'est évidemment cet oubli qu'il faut aujourd'hui réparer. Car dans cette occultation se joue notre relation à la question coloniale en général et, plus particulièrement, à la part algérienne de notre histoire et de notre propre peuple.
Tel est le sens de l'appel lancé par Mediapart avec l'association Au nom de la mémoire, pour la reconnaissance officielle de la tragédie du 17 octobre 1961. Se saisir de cette date, ce n'est pas seulement demander justice pour les victimes, c'est aussi ouvrir un nouveau chapitre de l'histoire commune de deux peuples, l'algérien et le français. Les cinquante ans de la tragédie du 17 octobre 1961 inaugurent en effet l'année du cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie, avec toutes ses étapes commémoratives, notamment celle du décès, le 6 décembre 1961, de Frantz Fanon, cet exceptionnel Martiniquais, ancien combattant de la France Libre ayant épousé la cause indépendantiste algérienne, et devenu, dans le monde entier, le chantre de la révolte des Damnés de la terre.
Notre pari, c'est que ce cinquantenaire soit l'occasion de renouer les fils d'une histoire commune entre la France et l'Algérie. « Ni repentance ni vengeance, écrivons-nous, mais justice de la vérité et réconciliation des peuples, c'est ainsi que nous construirons une nouvelle fraternité franco-algérienne. » Tournant le dos aux inutiles guerres des mémoires et aux fratricides concurrences des victimes, notre appel veut en finir avec l'instrumentalisation politique de ce passé meurtri par des pouvoirs, particulièrement l'actuelle présidence française, qui laissent indéfiniment suppurer les blessures afin de diviser, en convoquant des fantômes pour qu'ils bataillent à l'infini.
Dire la vérité sur le passé, c'est se reconnaître dans le présent et se découvrir pour le futur. Sur le 17 octobre 1961, malgré les nombreuses entraves mises à l'ouverture des archives, l'essentiel de la vérité est connu, établi par les historiens, illustré par des écrivains, raconté par des associations. Il faut ici citer, parmi bien d'autres, les noms de Didier Daeninckx, Jean-Luc Einaudi, Mehdi Lallaoui, Anne Tristan et Gilles Manceron. Mais ce qui manque toujours, à l'instar du discours prononcé par Jacques Chirac à Paris sur l'emplacement du Vél d'Hiv par rapport à la responsabilité de l'État français dans la déportation des Juifs, c'est cette parole officielle qui apaise et libère, à la fois consolatrice et réconciliatrice. A juste titre, nombreux sont les historiens qui critiquent l'exploitation partisane et politicienne du passé, dont l'actuel pouvoir donna une illustration caricaturale en annexant le calvaire du jeune communiste Guy Môquet, fusillé par les nazis en 1941. Soucieuse d'éviter ce piège, notre démarche rassembleuse s'inspire de cet usage collectif du passé qu'ont gardé des sociétés restées plus proches de leurs savoirs traditionnels. Notre appel se réclame ainsi de ce qu'ont su inventer, avec Nelson Mandela et Desmond Tutu, les militants du combat contre l'apartheid en Afrique du Sud, au lendemain de la chute du régime raciste.
L'épilogue de la Constitution provisoire de l'Afrique du Sud de 1993 utilise un mot des langues bantoues, ubuntu, qui désigne « la qualité inhérente au fait d'être une personne avec d'autres personnes ». C'est, en d'autres termes, un appel à la relation, par-dessus les drames et les blessures, que ce premier texte constitutionnel traduisait ainsi : « L'adoption de cette Constitution pose la fondation solide sur laquelle le peuple d'Afrique du Sud transcendera les divisions et les luttes du passé qui ont engendré de graves violations des droits de l'homme, la transgression des principes d'humanité au cours de conflits violents, et un héritage de haine, de peur, de culpabilité et de vengeance. Nous pouvons maintenant y faire face, sur la base d'un besoin de compréhension et non de vengeance, d'un besoin de réparation et non de représailles, d'un besoin d'ubuntu et non de victimisation. »
L'ubuntu à la française auquel nous appelons solennellement concerne d'abord notre histoire algérienne, qui touche directement des millions de Français et leurs proches, parce qu'ils en viennent, parce qu'ils en sont issus, parce qu'ils y ont participé, parce qu'ils en ont été témoins ou acteurs, etc. Mais il concerne aussi, plus largement, notre rapport collectif au long passé d'empire colonial de la France, dont 1962 marque la fin bien que nos outre-mers d'aujourd'hui, des Antilles à la Nouvelle-Calédonie, en soulignent encore la persistance. Il nous revient de réinventer cette relation d'humanité mutuelle où se refonde durablement la politique des peuples, en lieu et place des intérêts à courte vue des gouvernants. « Il n'est pas interdit, écrivait en 2004 l'historien Maurice Olender en introduction à un numéro de sa revue Le genre humain autour de la Commission Vérité et Réconciliation sud-africaine, de s'inspirer de cette forme d'humanité mutuelle qui fait que ce qui blesse l'un atteint l'autre, que ce qui panse l'un guérit l'autre, que ce qui autorise la mémoire et l'oubli des uns et des autres ouvre l'avenir à des projets politiques communs. » Tel est l'état d'esprit de cette nouvelle fraternité franco-algérienne à laquelle nous appelons, dans l'idée d'une pratique sensible de la politique, d'intuition de la relation et d'écoute de l'autre.
Nous irons donc manifester lundi soir 17 octobre 2011, à Paris, des grands boulevards au pont Saint-Michel dans l'espoir qu'advienne, au jour d'une alternance politique éminemment souhaitable, cette parole officielle de vérité et de réconciliation qui ouvrira une voie nouvelle pour nos deux peuples, français et algérien, inextricablement liés par l'histoire et par la géographie, au passé comme au présent. A la fin de son récent essai sur la triple occultation du massacre du 17 octobre 1961, l'historien Gilles Manceron rappelle qu'au soir du 8 février 1962, à la prison de la Santé, un Français emprisonné pour son soutien au FLN, entendit soudain un silence de plomb, alors que circulait la nouvelle des morts de Charonne. Puis, raconte-t-il, « d'un seul coup, on a entendu, avec l'accent algérien, monter la Marseillaise, le "Allons enfants de la patrie". Je vous assure qu'on était tous là à se tenir la main, et là une émotion… qui rejaillit encore aujourd'hui. C'était leur hommage aux morts de Charonne, qui étaient contre la guerre d'Algérie… et qui étaient aussi leurs morts ».
Comme ceux de Charonne le sont pour les Algériens, les morts du 17 octobre 1961 sont, eux aussi, les nôtres. Et ils nous espèrent encore, nous attendent et nous appellent, afin que nous soyons enfin fidèles à cette injonction que nous lançait le jeune Frantz Fanon, en 1952, dans une quête infinie de tout ce que l'humanité peut partager : « Que jamais l'instrument ne domine l'homme. Que cesse à jamais l'asservissement de l'homme par l'homme. C'est-à-dire de moi par un autre. Qu'il me soit permis de découvrir et de vouloir l'homme, où qu'il se trouve. » Oui, où qu'il se trouve…
Edwy Plenel - www.mediapart.fr
http://www.partiantisioniste.com/actualites/massacre-des-algeriens-du-17-octobre-1961-a-paris-appel-a-une-reconnaissance-officielle-0925.html
Par Edwy Plenel, co-fondateur et président du site Mediapart. (*Vidéo en fin d'article)
La date du 17 octobre 1961 fait partie de notre histoire, et nous devons la regarder en face. C'est à Paris qu'une manifestation pacifique de travailleurs alors français – « Français musulmans d'Algérie » selon la dénomination officielle – venus protester avec leurs familles contre le couvre-feu raciste qui les visait, eux et eux seuls, fut sauvagement réprimée par la police de la capitale, sur ordre de son chef, le préfet Maurice Papon. Mediapart demande la reconnaissance officielle de ce massacre, dont les historiens évaluent les victimes à plus de trois cents.
Au lendemain de la tragédie du 17 octobre 1961, Kateb Yacine (1929-1989), immense poète algérien, s'adressait à nous tous, peuple français : Peuple français, tu as tout vu — Oui, tout vu de tes propres yeux. — Tu as vu notre sang couler — Tu as vu la police — Assommer les manifestants — Et les jeter dans la Seine. — La Seine rougissante — N'a pas cessé les jours suivants — De vomir à la face — Du peuple de la Commune — Ces corps martyrisés — Qui rappelaient aux Parisiens — Leurs propres révolutions — Leur propre résistance. — Peuple français, tu as tout vu, — Oui, tout vu de tes propres yeux, — Et maintenant vas-tu parler ? — Et maintenant vas-tu te taire ?
Après un trop long silence, le temps est aujourd'hui venu de parler et de parler clair et franc. Non seulement d'entendre cet appel, comme le réclament depuis des décennies, historiens de métier et militants de la mémoire, mais d'être au rendez-vous de ce passé plein d'à présent. Le 17 octobre 1961 est une date française aussi bien qu'algérienne. Cette manifestation est, certes, un des jalons de la conquête de son indépendance, si chèrement payée, par le peuple algérien. Organisée par la Fédération de France du FLN, elle entendait consolider le rapport de force face à un pouvoir gaulliste qui, tout en engageant des pourparlers de paix, voulait affaiblir et diviser son interlocuteur indépendantiste. Mais, elle est aussi un moment essentiel de notre propre histoire nationale, de ces moments dont le souvenir fonde, pour l'avenir, une mémoire éveillée, empreinte de lucidité et de fraternité.
Le 17 octobre 1961 est d'abord une manifestation légitime contre une décision administrative sans précédent depuis le régime de Vichy : un couvre-feu raciste, fondé sur des critères ethniques. Le 5 octobre 1961, le préfet de police de la Seine, Maurice Papon (dont on découvrira plus tard le rôle dans la déportation des Juifs à la préfecture de Gironde), impose, au prétexte de la lutte contre les indépendantistes algériens assimilés à des « terroristes », un couvre-feu visant les « Français musulmans d'Algérie ». Ils doivent s'abstenir de circuler de 20h30 à 5h30 du matin, et les débits de boissons qu'ils tiennent ou qu'ils fréquentent doivent fermer chaque jour à 19 heures.
Le 17 octobre 1961 est aussi une manifestation du peuple travailleur de la région parisienne, d'ouvriers et d'employés accompagnés de leurs familles, venus souvent des bidonvilles, notamment celui de Nanterre, immense, où cette main-d'œuvre industrielle était en quelque sorte parquée. Ce soir-là, c'est une partie de la classe ouvrière française, dont les cohortes ont toujours été renouvelées par l'immigration, qui défilait pacifiquement sur les boulevards de la capitale, avec cette joie d'avoir su braver l'interdit, la honte et l'humiliation, avec surtout une grande dignité, celle de ceux qui n'ont d'autre richesse que leur travail, portée jusque dans l'habillement soigné des manifestants. D'ailleurs, le couvre-feu de Maurice Papon prévoyait une seule exception, celle des ouvriers travaillant en trois-huit, contraints d'embaucher en pleine nuit, qui devaient produire une attestation pour pouvoir circuler.
Le 17 octobre 1961 est enfin la plus terrible répression policière d'une manifestation pacifique dans l'histoire moderne de notre République. Les consignes des organisateurs étaient strictes, au point de se traduire par des fouilles préalables des manifestants : pas de violences, pas d'armes, pas même de simple canif. La violence qui s'est abattue sur les manifestants, parfois même avant qu'ils ne se constituent en cortèges, dès leur arrestation sur la base d'un tri ethnique à la sortie du métro, fut d'une férocité inimaginable. Il n'y eut pas seulement les dizaines de disparus – frappés à mort, jetés à la Seine, tués par balles – mais aussi 13.000 arrestations, et ces hommes parqués plusieurs jours durant, sans aucune assistance, dans l'enceinte du Palais des sports de la Porte de Versailles.
De cette violence inouïe, ce sont notamment des policiers qui en ont témoigné le plus immédiatement, dans un paradoxe qui n'est qu'apparent. L'Amicale des policiers résistants – nous n'étions que seize ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale – rédigea un tract anonyme, sur la foi de témoignages de gardiens de la paix, qui fut publié dans France-Observateur, l'ancêtre du Nouvel Observateur, que dirigeaient alors Claude Bourdet et Gilles Martinet. Emaillé de faits précis – notamment sur « la bonne centaine » d'Algériens pris au piège sur le pont de Neuilly, « assommés et précipités systématiquement dans la Seine » – ce texte défend l'honneur d'une police républicaine contre un « enchaînement monstrueux [qui] ne peut qu'accumuler les massacres et entretenir une situation de pogrom permanent ».
Dès l'immédiat lendemain du 17 octobre 1961, un appel circula à l'initiative de la revue Les Temps modernes qui recueillit les signatures de deux cent vingt-neuf intellectuels français, dont vingt-huit professeurs d'université. Il n'est pas inutile de relire aujourd'hui ce texte impeccable tant il fait honneur à cette France, la nôtre, qui sut dire non à l'injustice et à l'innommable, formidablement illustrée dans ces années-là par la revue de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, mais aussi par le Comité Audin et son journal Vérité et Liberté, animé par Pierre-Vidal Naquet, Jacques Panijel et Laurent Schwartz, ou encore par l'éditeur et libraire François Maspero, irremplaçable refuge et emblème de toutes les résistances d'alors. Le voici donc.
« Avec un courage et une dignité qui forcent l'admiration, les travailleurs algériens de la région parisienne viennent de manifester contre la répression de plus en plus féroce dont ils sont victimes et contre le régime discriminatoire que veut leur imposer le gouvernement. Un déchaînement de violence policière a répondu à leur démonstration pacifique : à nouveau, des Algériens sont morts parce qu'ils voulaient vivre libres. En restant passifs, les Français se feraient les complices des fureurs racistes dont Paris est désormais le théâtre et qui nous ramènent aux jours les plus noirs de l'occupation nazie : entre les Algériens entassés au Palais des sports en attendant d'être "refoulés" et les Juifs parqués à Drancy avant la déportation, nous refusons de faire la différence. Pour mettre un terme à ce scandale, les protestations morales ne suffisent pas. Les soussignés appellent instamment tous les partis, syndicats et organisations démocratiques non seulement à exiger l'abrogation immédiate de mesures indignes, mais à manifester leur solidarité aux travailleurs algériens en invitant leurs adhérents à s'opposer, sur place, au renouvellement de pareilles violences. »
Quelques mois plus tard, le 8 février 1962, cette violence s'abattait, au métro Charonne, sur une manifestation non violente pour la paix en Algérie. L'immense émotion soulevée par les neuf morts de Charonne a longtemps fait écran au souvenir des dizaines de victimes du 17 octobre 1961. Comme si les seconds faisaient partie de notre histoire française, tandis que les premiers étaient assignés à la seule cause algérienne. C'est évidemment cet oubli qu'il faut aujourd'hui réparer. Car dans cette occultation se joue notre relation à la question coloniale en général et, plus particulièrement, à la part algérienne de notre histoire et de notre propre peuple.
Tel est le sens de l'appel lancé par Mediapart avec l'association Au nom de la mémoire, pour la reconnaissance officielle de la tragédie du 17 octobre 1961. Se saisir de cette date, ce n'est pas seulement demander justice pour les victimes, c'est aussi ouvrir un nouveau chapitre de l'histoire commune de deux peuples, l'algérien et le français. Les cinquante ans de la tragédie du 17 octobre 1961 inaugurent en effet l'année du cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie, avec toutes ses étapes commémoratives, notamment celle du décès, le 6 décembre 1961, de Frantz Fanon, cet exceptionnel Martiniquais, ancien combattant de la France Libre ayant épousé la cause indépendantiste algérienne, et devenu, dans le monde entier, le chantre de la révolte des Damnés de la terre.
Notre pari, c'est que ce cinquantenaire soit l'occasion de renouer les fils d'une histoire commune entre la France et l'Algérie. « Ni repentance ni vengeance, écrivons-nous, mais justice de la vérité et réconciliation des peuples, c'est ainsi que nous construirons une nouvelle fraternité franco-algérienne. » Tournant le dos aux inutiles guerres des mémoires et aux fratricides concurrences des victimes, notre appel veut en finir avec l'instrumentalisation politique de ce passé meurtri par des pouvoirs, particulièrement l'actuelle présidence française, qui laissent indéfiniment suppurer les blessures afin de diviser, en convoquant des fantômes pour qu'ils bataillent à l'infini.
Dire la vérité sur le passé, c'est se reconnaître dans le présent et se découvrir pour le futur. Sur le 17 octobre 1961, malgré les nombreuses entraves mises à l'ouverture des archives, l'essentiel de la vérité est connu, établi par les historiens, illustré par des écrivains, raconté par des associations. Il faut ici citer, parmi bien d'autres, les noms de Didier Daeninckx, Jean-Luc Einaudi, Mehdi Lallaoui, Anne Tristan et Gilles Manceron. Mais ce qui manque toujours, à l'instar du discours prononcé par Jacques Chirac à Paris sur l'emplacement du Vél d'Hiv par rapport à la responsabilité de l'État français dans la déportation des Juifs, c'est cette parole officielle qui apaise et libère, à la fois consolatrice et réconciliatrice. A juste titre, nombreux sont les historiens qui critiquent l'exploitation partisane et politicienne du passé, dont l'actuel pouvoir donna une illustration caricaturale en annexant le calvaire du jeune communiste Guy Môquet, fusillé par les nazis en 1941. Soucieuse d'éviter ce piège, notre démarche rassembleuse s'inspire de cet usage collectif du passé qu'ont gardé des sociétés restées plus proches de leurs savoirs traditionnels. Notre appel se réclame ainsi de ce qu'ont su inventer, avec Nelson Mandela et Desmond Tutu, les militants du combat contre l'apartheid en Afrique du Sud, au lendemain de la chute du régime raciste.
L'épilogue de la Constitution provisoire de l'Afrique du Sud de 1993 utilise un mot des langues bantoues, ubuntu, qui désigne « la qualité inhérente au fait d'être une personne avec d'autres personnes ». C'est, en d'autres termes, un appel à la relation, par-dessus les drames et les blessures, que ce premier texte constitutionnel traduisait ainsi : « L'adoption de cette Constitution pose la fondation solide sur laquelle le peuple d'Afrique du Sud transcendera les divisions et les luttes du passé qui ont engendré de graves violations des droits de l'homme, la transgression des principes d'humanité au cours de conflits violents, et un héritage de haine, de peur, de culpabilité et de vengeance. Nous pouvons maintenant y faire face, sur la base d'un besoin de compréhension et non de vengeance, d'un besoin de réparation et non de représailles, d'un besoin d'ubuntu et non de victimisation. »
L'ubuntu à la française auquel nous appelons solennellement concerne d'abord notre histoire algérienne, qui touche directement des millions de Français et leurs proches, parce qu'ils en viennent, parce qu'ils en sont issus, parce qu'ils y ont participé, parce qu'ils en ont été témoins ou acteurs, etc. Mais il concerne aussi, plus largement, notre rapport collectif au long passé d'empire colonial de la France, dont 1962 marque la fin bien que nos outre-mers d'aujourd'hui, des Antilles à la Nouvelle-Calédonie, en soulignent encore la persistance. Il nous revient de réinventer cette relation d'humanité mutuelle où se refonde durablement la politique des peuples, en lieu et place des intérêts à courte vue des gouvernants. « Il n'est pas interdit, écrivait en 2004 l'historien Maurice Olender en introduction à un numéro de sa revue Le genre humain autour de la Commission Vérité et Réconciliation sud-africaine, de s'inspirer de cette forme d'humanité mutuelle qui fait que ce qui blesse l'un atteint l'autre, que ce qui panse l'un guérit l'autre, que ce qui autorise la mémoire et l'oubli des uns et des autres ouvre l'avenir à des projets politiques communs. » Tel est l'état d'esprit de cette nouvelle fraternité franco-algérienne à laquelle nous appelons, dans l'idée d'une pratique sensible de la politique, d'intuition de la relation et d'écoute de l'autre.
Nous irons donc manifester lundi soir 17 octobre 2011, à Paris, des grands boulevards au pont Saint-Michel dans l'espoir qu'advienne, au jour d'une alternance politique éminemment souhaitable, cette parole officielle de vérité et de réconciliation qui ouvrira une voie nouvelle pour nos deux peuples, français et algérien, inextricablement liés par l'histoire et par la géographie, au passé comme au présent. A la fin de son récent essai sur la triple occultation du massacre du 17 octobre 1961, l'historien Gilles Manceron rappelle qu'au soir du 8 février 1962, à la prison de la Santé, un Français emprisonné pour son soutien au FLN, entendit soudain un silence de plomb, alors que circulait la nouvelle des morts de Charonne. Puis, raconte-t-il, « d'un seul coup, on a entendu, avec l'accent algérien, monter la Marseillaise, le "Allons enfants de la patrie". Je vous assure qu'on était tous là à se tenir la main, et là une émotion… qui rejaillit encore aujourd'hui. C'était leur hommage aux morts de Charonne, qui étaient contre la guerre d'Algérie… et qui étaient aussi leurs morts ».
Comme ceux de Charonne le sont pour les Algériens, les morts du 17 octobre 1961 sont, eux aussi, les nôtres. Et ils nous espèrent encore, nous attendent et nous appellent, afin que nous soyons enfin fidèles à cette injonction que nous lançait le jeune Frantz Fanon, en 1952, dans une quête infinie de tout ce que l'humanité peut partager : « Que jamais l'instrument ne domine l'homme. Que cesse à jamais l'asservissement de l'homme par l'homme. C'est-à-dire de moi par un autre. Qu'il me soit permis de découvrir et de vouloir l'homme, où qu'il se trouve. » Oui, où qu'il se trouve…
Edwy Plenel - www.mediapart.fr
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