Emmanuel Todd : « l’instabilité sociale va s’aggraver »
21 décembre 2008« En France, le libre-échange ne profite plus, depuis une dizaine d’années, qu’à une toute petite fraction de la population. L’appauvrissement a gagné une large majorité de citoyens. Or, le système éducatif produit 33 % de bacheliers par an dans une génération. Est en train de se créer une vaste classe moyenne supérieure par l’éducation mais avec des revenus en pleine érosion. Ce sont les jeunes diplômés sacrifiés par le système économique. Cette situation ne peut mener qu’à des troubles sociaux et politiques. »
Frank De Bondt s’entretient avec Emmanuel Todd pour Sud-Ouest, 14 décembre 2008
Dans quel état l’Europe sortira-t-elle d’une crise économique dont chacun pense qu’elle s’aggravera en 2009 ?
Devant la possibilité d’un effondrement des échanges mondiaux, la situation de l’Europe est moins catastrophique que celle des États-Unis ou de la Chine, parce que son commerce extérieur reste relativement équilibré, grâce notamment à la puissance exportatrice de l’Allemagne. À l’inverse, l’économie américaine est massivement déficitaire. Si les échanges s’arrêtaient, le niveau de vie américain chuterait de 20 %. Quant à la Chine, elle ferait un grand bond en arrière. L’Europe est redevenue, depuis l’implosion de l’industrie américaine, le centre de gravité industriel et technologique de la planète. En raison des forces productives dont elle dispose.
L’Europe aurait donc moins besoin d’être protégée que les États-Unis ?
Ce n’est pas ce que je veux dire. Si on pense à l’effet du libre-échange sur les divers pays, il est clair que la première grande victime a été l’économie américaine, qui subit le choc de la concurrence européenne, japonaise et maintenant chinoise. L’industrie européenne n’a pas été détruite, mais le libre-échange a mis la pression sur les salaires, provoqué des délocalisations et tiré le niveau de vie vers le bas. Toutefois, l’Europe est à un stade de détérioration beaucoup moins avancé que les États-Unis.
Comment analysez-vous les réponses politiques en Europe pour faire face à la crise actuelle ?
La crise actuelle n’est pas seulement la conséquence de la crise des subprimes, elle a commencé au moment où le niveau de vie avait déjà baissé partout en Europe. N’inversons pas les choses. Les dirigeants occidentaux refusent cependant de voir que c’est la diminution du pouvoir d’achat et de la demande qui a conduit à la crise. En réinjectant de l’argent, comme ils le font aujourd’hui, les gouvernements remettent en marche la machine à délocaliser et à tirer les salaires vers le bas. La politique de Gordon Brown au Royaume-Uni consistant à relancer la consommation est absurde, car ses effets seront temporaires. Quant aux Allemands, qui comptent exclusivement sur la demande extérieure, ils n’ont rien compris. Finalement, chaque pays européen montre son tempérament. Les Anglais parient sur le crédit et l’endettement. Les Français sont dans une sorte de néo-gaullisme de l’investissement. Et les Allemands sont dans la rigidité et le refus de renforcer la demande intérieure. Si ces divergences nationales empêchent une action commune réfléchie, cela va peut-être conduire les pays européens à envisager enfin une remise en question du libre-échange et à comprendre que seul un protectionnisme à l’échelle continentale pourra faire remonter les salaires et la demande. Encore faut-il pour cela que la France et l’Allemagne s’entendent, ce que ne semble pas avoir compris Nicolas Sarkozy, responsable de la brouille entre nos deux pays.
Après les émeutes déclenchées par les jeunes Grecs, doit-on s’attendre à une mobilisation de la jeunesse en France, où le malaise est perceptible, et peut-être à des affrontements sociaux de grande ampleur dans toute l’Europe ?
Il est difficile de généraliser. Les réactions à la crise ne seront pas les mêmes partout. En France, le libre-échange ne profite plus, depuis une dizaine d’années, qu’à une toute petite fraction de la population. L’appauvrissement a gagné une large majorité de citoyens. Or, le système éducatif produit 33 % de bacheliers par an dans une génération. Est en train de se créer une vaste classe moyenne supérieure par l’éducation mais avec des revenus en pleine érosion. Ce sont les jeunes diplômés sacrifiés par le système économique. Cette situation ne peut mener qu’à des troubles sociaux et politiques. Tant que les classes populaires étaient les seules à souffrir du libre-échange, les systèmes sociaux étaient stables. Maintenant que les classes moyennes commencent à en pâtir, l’instabilité sociale va s’aggraver.
Nous ne sommes, certes, pas en 1929, mais la leçon de cette crise historique est que tous les pays n’avaient pas réagi de la même manière. La France a eu le Front populaire. Les États-Unis, le New Deal. L’Angleterre, un conservatisme mou. Et l’Allemagne, le nazisme. Les tempéraments nationaux restent très différents. En ce qui concerne la France, une résurgence des conflits de classes est probable. Ailleurs, je ne sais pas. Comment réagiront l’Italie et l’Allemagne, qui souffrent également ?
Une dérive autoritaire est-elle à redouter ?
Nous assistons aujourd’hui, en France, à une course de vitesse entre la remontée d’une vraie gauche (ce qui se passe au Parti socialiste est très intéressant) et une tentation autoritaire à droite. Les signes sont clairs. Le paradoxe du sarkozysme, c’est une grande agitation doublée d’un autoritarisme naturel. Il faut prendre très au sérieux les bavures policières, l’obsession du sécuritaire, la mise en tutelle de l’audiovisuel, y compris par l’intermédiaire du propriétaire de TF1. Lorsque l’État se met à servir directement les intérêts des grands groupes privés, cela rappelle de bien mauvais souvenirs. Et arrêtons de penser que le retour de l’État est lié à la gauche. L’État fort au service du capital, c’est le fascisme.
Cela dit, restons raisonnables : la France a une vraie culture libérale qui la met à l’abri du fascisme. Le pire qu’elle ait produit, ce sont les divers régimes bonapartistes. La forme française classique de l’autoritarisme de droite est une dictature non fasciste. Mais après tout, Nicolas Sarkozy a été élu à cause de la peur et de l’insécurité, il pourrait, demain, être tenté de profiter d’une flambée de violence.
Y a-t-il un risque, en Europe, de retour des nationalismes ?
Je n’y crois pas. On pourrait évidemment le craindre à cause de la création, chez nous, d’un ministère du Blablabla et de l’Identité nationale, ainsi que du discours officiel sur la fierté d’être français. Mais je le ressens plutôt comme un nationalisme parodique. La réalité est que nous sommes dans un vide de croyance collective. L’ultra-individualisme dominant ne laisse pas d’espace au véritable sentiment national. Le risque n’est pas dans le retour du nationalisme mais plutôt dans l’émergence de l’État « monstre froid ». C’est-à-dire de l’État en tant que système de pouvoir pur.
D’ailleurs, le déficit de sentiment national dans les classes supérieures fait partie du problème actuel caractérisé par l’irresponsabilité sociale des élites. Un pays qui accepte le libre-échange, les délocalisations et l’ouverture aveugle des frontières n’est pas menacé de nationalisme.
--------------------------------------------------------------------------------
Publication originale Sud Ouest
--------------------------------------------------------------------------------
21 décembre 2008« En France, le libre-échange ne profite plus, depuis une dizaine d’années, qu’à une toute petite fraction de la population. L’appauvrissement a gagné une large majorité de citoyens. Or, le système éducatif produit 33 % de bacheliers par an dans une génération. Est en train de se créer une vaste classe moyenne supérieure par l’éducation mais avec des revenus en pleine érosion. Ce sont les jeunes diplômés sacrifiés par le système économique. Cette situation ne peut mener qu’à des troubles sociaux et politiques. »
Frank De Bondt s’entretient avec Emmanuel Todd pour Sud-Ouest, 14 décembre 2008
Dans quel état l’Europe sortira-t-elle d’une crise économique dont chacun pense qu’elle s’aggravera en 2009 ?
Devant la possibilité d’un effondrement des échanges mondiaux, la situation de l’Europe est moins catastrophique que celle des États-Unis ou de la Chine, parce que son commerce extérieur reste relativement équilibré, grâce notamment à la puissance exportatrice de l’Allemagne. À l’inverse, l’économie américaine est massivement déficitaire. Si les échanges s’arrêtaient, le niveau de vie américain chuterait de 20 %. Quant à la Chine, elle ferait un grand bond en arrière. L’Europe est redevenue, depuis l’implosion de l’industrie américaine, le centre de gravité industriel et technologique de la planète. En raison des forces productives dont elle dispose.
L’Europe aurait donc moins besoin d’être protégée que les États-Unis ?
Ce n’est pas ce que je veux dire. Si on pense à l’effet du libre-échange sur les divers pays, il est clair que la première grande victime a été l’économie américaine, qui subit le choc de la concurrence européenne, japonaise et maintenant chinoise. L’industrie européenne n’a pas été détruite, mais le libre-échange a mis la pression sur les salaires, provoqué des délocalisations et tiré le niveau de vie vers le bas. Toutefois, l’Europe est à un stade de détérioration beaucoup moins avancé que les États-Unis.
Comment analysez-vous les réponses politiques en Europe pour faire face à la crise actuelle ?
La crise actuelle n’est pas seulement la conséquence de la crise des subprimes, elle a commencé au moment où le niveau de vie avait déjà baissé partout en Europe. N’inversons pas les choses. Les dirigeants occidentaux refusent cependant de voir que c’est la diminution du pouvoir d’achat et de la demande qui a conduit à la crise. En réinjectant de l’argent, comme ils le font aujourd’hui, les gouvernements remettent en marche la machine à délocaliser et à tirer les salaires vers le bas. La politique de Gordon Brown au Royaume-Uni consistant à relancer la consommation est absurde, car ses effets seront temporaires. Quant aux Allemands, qui comptent exclusivement sur la demande extérieure, ils n’ont rien compris. Finalement, chaque pays européen montre son tempérament. Les Anglais parient sur le crédit et l’endettement. Les Français sont dans une sorte de néo-gaullisme de l’investissement. Et les Allemands sont dans la rigidité et le refus de renforcer la demande intérieure. Si ces divergences nationales empêchent une action commune réfléchie, cela va peut-être conduire les pays européens à envisager enfin une remise en question du libre-échange et à comprendre que seul un protectionnisme à l’échelle continentale pourra faire remonter les salaires et la demande. Encore faut-il pour cela que la France et l’Allemagne s’entendent, ce que ne semble pas avoir compris Nicolas Sarkozy, responsable de la brouille entre nos deux pays.
Après les émeutes déclenchées par les jeunes Grecs, doit-on s’attendre à une mobilisation de la jeunesse en France, où le malaise est perceptible, et peut-être à des affrontements sociaux de grande ampleur dans toute l’Europe ?
Il est difficile de généraliser. Les réactions à la crise ne seront pas les mêmes partout. En France, le libre-échange ne profite plus, depuis une dizaine d’années, qu’à une toute petite fraction de la population. L’appauvrissement a gagné une large majorité de citoyens. Or, le système éducatif produit 33 % de bacheliers par an dans une génération. Est en train de se créer une vaste classe moyenne supérieure par l’éducation mais avec des revenus en pleine érosion. Ce sont les jeunes diplômés sacrifiés par le système économique. Cette situation ne peut mener qu’à des troubles sociaux et politiques. Tant que les classes populaires étaient les seules à souffrir du libre-échange, les systèmes sociaux étaient stables. Maintenant que les classes moyennes commencent à en pâtir, l’instabilité sociale va s’aggraver.
Nous ne sommes, certes, pas en 1929, mais la leçon de cette crise historique est que tous les pays n’avaient pas réagi de la même manière. La France a eu le Front populaire. Les États-Unis, le New Deal. L’Angleterre, un conservatisme mou. Et l’Allemagne, le nazisme. Les tempéraments nationaux restent très différents. En ce qui concerne la France, une résurgence des conflits de classes est probable. Ailleurs, je ne sais pas. Comment réagiront l’Italie et l’Allemagne, qui souffrent également ?
Une dérive autoritaire est-elle à redouter ?
Nous assistons aujourd’hui, en France, à une course de vitesse entre la remontée d’une vraie gauche (ce qui se passe au Parti socialiste est très intéressant) et une tentation autoritaire à droite. Les signes sont clairs. Le paradoxe du sarkozysme, c’est une grande agitation doublée d’un autoritarisme naturel. Il faut prendre très au sérieux les bavures policières, l’obsession du sécuritaire, la mise en tutelle de l’audiovisuel, y compris par l’intermédiaire du propriétaire de TF1. Lorsque l’État se met à servir directement les intérêts des grands groupes privés, cela rappelle de bien mauvais souvenirs. Et arrêtons de penser que le retour de l’État est lié à la gauche. L’État fort au service du capital, c’est le fascisme.
Cela dit, restons raisonnables : la France a une vraie culture libérale qui la met à l’abri du fascisme. Le pire qu’elle ait produit, ce sont les divers régimes bonapartistes. La forme française classique de l’autoritarisme de droite est une dictature non fasciste. Mais après tout, Nicolas Sarkozy a été élu à cause de la peur et de l’insécurité, il pourrait, demain, être tenté de profiter d’une flambée de violence.
Y a-t-il un risque, en Europe, de retour des nationalismes ?
Je n’y crois pas. On pourrait évidemment le craindre à cause de la création, chez nous, d’un ministère du Blablabla et de l’Identité nationale, ainsi que du discours officiel sur la fierté d’être français. Mais je le ressens plutôt comme un nationalisme parodique. La réalité est que nous sommes dans un vide de croyance collective. L’ultra-individualisme dominant ne laisse pas d’espace au véritable sentiment national. Le risque n’est pas dans le retour du nationalisme mais plutôt dans l’émergence de l’État « monstre froid ». C’est-à-dire de l’État en tant que système de pouvoir pur.
D’ailleurs, le déficit de sentiment national dans les classes supérieures fait partie du problème actuel caractérisé par l’irresponsabilité sociale des élites. Un pays qui accepte le libre-échange, les délocalisations et l’ouverture aveugle des frontières n’est pas menacé de nationalisme.
--------------------------------------------------------------------------------
Publication originale Sud Ouest
--------------------------------------------------------------------------------