mardi 13 octobre 18h24
Jean-Paul Fitoussi : "Le dollar risque de se déprécier encore par rapport à l'euro"
Karim : Est-ce le dollar qui est faible ou l'euro qui est vraiment fort ?
Jean-Paul Fitoussi : Je n'aime pas les notions de faible ou de fort pour caractériser une monnaie. Comme un taux de change est un rapport entre deux monnaies, par définition, si l'une est jugée trop basse, l'autre est jugée trop haute. En l'espèce, de quoi s'agit-il ? Il s'agit d'une correction de déséquilibres globaux que la crise financière a mis en évidence, à savoir le déficit énorme des échanges extérieurs des Etats-Unis. Il faut cependant souligner que ce déficit a coexisté avec des valeurs relativement élevées ou relativement basses du dollar.
De sorte que pour expliquer cette "faiblesse" du dollar, il faut se référer à un élément supplémentaire. Et cet élément, c'est la vigueur du plan de soutien américain à son économie. Si l'on a l'impression que tout cela fait que l'euro est "fort", c'est tout simplement parce que l'euro, n'ayant pas de stratégie propre, subit les stratégies de change conduites dans les autres pays. Les Etats-Unis souhaitent réduire leur défict extérieur, les Chinois et autres pays asiatiques ne souhaitent pas voir leur monnaie s'apprécier par rapport au dollar, ce qui fait de l'euro la seule monnaie à capacité d'appréciation s'il n'y a pas de stratégie des autorités européennes pour l'éviter.
Rachid : Comment expliquer l'attractivité de la dette des Etats-Unis malgré l'état désastreux de leurs finances publiques ?
Jean-Paul Fitoussi : Cet état désastreux s'explique par la vigueur du plan de relance américain. Je ne le qualifierais donc pas de désastreux. D'autre part, la politique américaine a acquis une certaine crédibilité. Le dollar est encore la principale monnaie de réserve du monde. De surcroît, si les Asiatiques soutiennent leur monnaie, c'est-à-dire qu'ils évitent son appréciation, ils ne peuvent le faire qu'en achetant des bons du Trésor américain.
KiKiTiTi : Si le dollar perd un jour son statut de monnaie universelle, quelles seront les alternatives : un panier de monnaies disparates, un retour à l'étalon d'or ?
Jean-Paul Fitoussi : Le dollar n'est pas une monnaie universelle, c'est la principale monnaie de réserve. Et c'est cela qui explique en partie la situation dans laquelle se trouvent les Etats-Unis. Le paradoxe avait été identifié dans les années 1950, déjà, par un économiste qui s'appelait Robert Triffin. Dès le moment où il existe une monnaie internationale de réserve, il faut que le pays qui l'émet en crée suffisamment pour alimenter les besoins en liquidités du monde. Et cela implique quasi mécaniquement qu'il soit en permanence en déficit. Mais en même temps, et c'est le paradoxe, il faut que ce déficit n'atteigne pas la crédibilité de sa monnaie, ne fasse pas perdre confiance dans le dollar. Mais on voit bien que l'un implique l'autre.
Il se trouve que la dépréciation actuelle du dollar sert les intérêts américains. Il faut enfin souligner qu'elle n'est pas d'une telle ampleur que la menace d'un effondrement soit devenue plus probable qu'avant la crise.
Je rappelle que l'euro avait déjà atteint une valeur proche par rapport au dollar avant la crise.
Karim : Comment les Etats-Unis, pour rester compétitifs, parviendront-ils à convaincre les Chinois de réévaluer le yuan ?
Jean-Paul Fitoussi : Ces choses ne se décrètent pas. Les Chinois réévalueront le yuan lorsque cela sera de l'intérêt général du pays, lorsque, d'une part, la demande intérieure chinoise sera devenue plus dynamique, et, d'autre part, les réserves en devises détenues par la Chine seront davantage diversifiées. Parce qu'apprécier le yuan aujourd'hui par rapport au dollar serait pour la Chine perdre une part importante de la valeur de ses réserves. Les choses ne sont donc pas mécaniques. Ce que l'on sait, c'est que le consommateur américain ne pourra pas rester pour l'éternité le consommateur en dernier ressort. C'est-à-dire celui qui accepte que le déficit américain reste au niveau où il est aujourd'hui.
Ce qui signifie aussi qu'il faut que d'autres pays pratiquent des politiques expansionnistes, et notamment l'Europe, mais aussi la Chine. Quand je dis "mais aussi la Chine", c'est parce que c'est un tout petit pays relativement à l'Europe, en termes de valeur de son PIB. J'oubliais le Japon, qui est un pays important. Car on sait très bien que dans l'économie mondiale, dire qu'un pays est en déficit, c'est dire que d'autres pays sont en excédent. En tout cas tant qu'il n'y aura pas de commerce vis-à-vis des autres planètes du système solaire. Donc le problème du déficit américain est un problème global.
Etienne : Si le dollar perd son statut, ce qui est sans doute probable, est-ce que les institutions mondiales, l'ensemble des nations, vont commencer à réfléchir sur une monnaie unique mondiale, une devise universelle ?
Jean-Paul Fitoussi : Une monnaie mondiale unique, non, mais une monnaie de réserve unique, oui. Monnaie mondiale unique signifierait un euro universel. Une monnaie de réserve unique est une monnaie que les banques centrales détiennent parmi les autres monnaies qu'elles détiennent. Or cette monnaie existe, ce sont les droits de tirage spéciaux du FMI. Il suffit que l'on fasse croître ces droits de tirage spéciaux selon les besoins du monde en liquidités pour régler le problème.
Car le fait, pour une nation comme les Etats-Unis, d'émettre la monnaie de réserve n'est pas nécessairement favorable, n'est pas nécessairement un avantage. En effet, cela oblige les Etats-Unis à être en déficit et de créer de la monnaie dont il savent qu'elle sera thésaurisée, qu'elle sera conservée dans les cassettes des banques centrales, notamment chinoise, et qu'elle ne servira pas à alimenter en retour des transactions. Ce ne sont pas ces dollars, qui finissent dans les réserves des autres pays, qui vont alimenter une demande vis-à-vis des productions américaines. Et aujourd'hui, les Etats-Unis comprennent beaucoup mieux l'inconvénient inhérent à leur statut d'émetteur de la monnaie de réserve. Aujourd'hui, le monde comprend mieux que la généralisation de l'usage des droits de tirage spéciaux représente un bien meilleur outil de gestion de la stabilité du monde.
Hibou : A mon avis, pour éponger la dette abyssale des Etats-Unis vis-à-vis des autres pays, un moyen très efficace pour les Américains serait de provoquer une forte inflation. Existe-t-il alors une probabilité significative de voir le dollar devenir une monnaie de singe et, dans ce cas, quels seraient les risques pour nous de la zone euro ?
Jean-Paul Fitoussi : Si la monnaie américaine devient une monnaie de singe, on ne voit pas pourquoi les autres pays la détiendraient. Et de facto, le dollar ne serait plus une monnaie de réserve. Quant à l'inflation provoquée par les Etats-Unis : dans les circonstances actuelles, il se peut que même s'ils le souhaitaient, ils n'y parviendraient pas. Car il existe une menace sérieuse, plus qu'on ne le dit généralement, de déflation aux Etats-Unis. Certes, une forte dépréciation du dollar pourrait permettre d'éviter cette déflation et réduirait l'attractivité du dollar comme monnaie de réserve. Pour autant, l'euro deviendrait-il la monnaie de réserve ?
La philosophie européenne semble s'y opposer. Je disais que si une nation émet une monnaie de réserve, il faut qu'elle accepte d'être en déficit extérieur structurel. Or le déficit extérieur n'a absolument pas bonne réputation en Europe. On ne voit pas l'Europe souhaiter vraiment que l'euro devienne la monnaie de réserve. C'est la raison pour laquelle je pensais qu'il fallait en créer une de toute pièce. Et comme son embryon existe, les droits de tirage spéciaux du FMI, il faudrait l'utiliser.
EL : Faut-il investir dans l'or rapidement ? Le dollar sera mort avant fin 2009, est-ce que l'or sera une transition ? Ou sera-t-il dévalué ?
Jean-Paul Fitoussi : Je ne fais aucune prévision sur les taux de change depuis que je suis économiste. Il me semble que toutes les prévisions qui avaient été faites se sont révélées erronées, sauf sur de très courtes périodes. Et aujourd'hui, on n'a jamais été aussi incertain de l'avenir depuis au moins la fin de la seconde guerre mondiale. Mais si reprise il y a aux Etats-Unis, si reprise il y a en Europe, très probablement le prix de l'or baisserait. Car ce qui explique l'augmentation du prix de l'or, c'est aussi le manque d'opportunités d'investir.
Michelr : Les spécialistes savent que le dollar vit sans doute sa dernière année. Quand donc va arriver l'amero ?
Jean-Paul Fitoussi : Peut-être qu'à long terme il y aurait une monnaie du continent américain comme il y a presque partout l'euro sur le continent européen. Je ne crois pas voir ce moment arriver de mon vivant. Et je ne crois pas nécessairement que le monde irait mieux s'il n'y avait que trois ou quatre monnaies d'entités très riches. Car il y aurait toujours le même dilemme : qui émet la monnaie de réserve ? Mais il me semble que le moment optimal est arrivé pour mettre en œuvre ce que l'on souhaitait mettre en oeuvre dès la fin de la seconde guerre mondiale. Je rappelle qu'alors Keynes souhaitait que l'on créât une monnaie de réserve internationale. Or aujourd'hui, on voit qu'il y a des inconvénients majeurs à conserver le système actuel. Pour tout le monde, les Américains comme les autres. Et on constate qu'en même temps, on a les prémices d'une monnaie de réserve. Dont d'ailleurs le G20, à sa réunion de printemps, a souhaité que l'on en augmente la quantité. Pourquoi ne pas continuer dans cette voie ?
Fantomas : Va-t-on assister à la création par les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) d'une monnaie de réserve commune pouvant concurrencer le dollar ?
Jean-Paul Fitoussi : La concurrence entre monnaies n'est pas nécessairement une bonne stratégie. On voit mal comment il pourrait y avoir une monnaie commune entre le Brésil et la Russie. Il faut qu'il y ait une certaine proximité géographique pour légitimer une monnaie unique qui serve en même temps de monnaie de réserve et de transaction. Donc on pourrait très bien imaginer une monnaie du Mercosur, et la Chine et l'Inde représentent à eux seuls des continents et n'ont pas besoin d'alliés géographiques pour créer une monnaie. Leur monnaie a vocation à voir sa puissance augmenter au fur et à mesure de leur développement. Lorsque l'Inde aura rattrapé disons la moitié du niveau de vie européen, la monnaie indienne sera la monnaie d'une population de deux milliards d'habitants. L'euro ne serait alors que la monnaie d'une population de 500 millions d'habitants, dans la meilleure des hypothèses.
SixX : Pourquoi nous n'avons rien entendu lors du G20 à propos du dollar ? Est-ce un sujet tabou ?
Jean-Paul Fitoussi : Le problème est que la crise est globale. Et qu'en principe, dans une crise globale, l'action sur les taux de change équivaut à une action non coopérative, pour ne pas dire une forme atténuée de protectionnisme. Une crise globale exige des réponses globales, et plus ces réponses sont brouillées par des variations erratiques des taux de change, moins elles sont efficaces et plus elles risquent de conduire à une guerre commerciale. Voilà pourquoi il n'est pas souhaitable de mettre la valeur d'une monnaie à l'ordre du jour d'une conférence internationale. En revanche, il est essentiel de mettre à cet ordre du jour la création d'une monnaie de réserve internationale. C'est une tout autre problématique.
Youpi : Peut-on réellement décider d'une monnaie de réserve ? Si les banques centrales vendent leurs dollars et achètent des euros, la monnaie européenne deviendra de facto monnaie de réserve, même si l'Europe s'y oppose, non ?
Bien sûr, mais encore faut-il, pour qu'une monnaie soit une monnaie de réserve, qu'elle soit émise en quantité suffisante. Pourquoi le mark n'est-il jamais devenu une monnaie de réserve ? Précisément parce que l'Allemagne souhaitait être un pays à excédent extérieur. Donc elle n'émettait pas une quantité suffisante de marks. Si les banques centrales souhaitent détenir beaucoup plus d'euros et que l'euro n'était pas émis en plus grande quantité, alors le taux de change de l'euro exploserait. Ce qui découragerait les banques centrales extérieures à la zone euro et serait pour la zone euro une victoire à la Pyrrhus.
Houba : Quel avenir à court, moyen et long terme voyez-vous pour le dollar ?
Jean-Paul Fitoussi : Le dollar risque de se déprécier encore par rapport à l'euro dans le court terme. Donc il faut espérer que la croissance chinoise et indienne soit suffisamment forte pour tenir le choc. En même temps, il faut espérer que la zone euro ait une politique suffisamment expansionniste pour atténuer l'inconvénient de l'appréciation de sa monnaie.
Source :
http://www.lemonde.fr/economie/article/2009/10/13/jean-paul-fitoussi-le-dollar-risque-de-se-deprecier-encore-par-rapport-a-l-euro_1253578_3234.html#xtor=AL-32280184