lundi 19 octobre 2009 17h08
Le dollar, ce poison utile, par Martin Wolf
L'heure serait-elle à l'hallali sur le dollar ? Les Cassandre sont d'espèces variées : fanatiques de l'or, gardiens du temple budgétaire... Tous clament que le dollar, la monnaie dominante depuis la première guerre mondiale, vit ses derniers jours. Un effondrement hyperinflationniste est imminent. Ces prédictions sont-elles raisonnables ? Non. Il n'en reste pas moins que le système monétaire mondial fondé sur le dollar est défectueux. Il serait opportun de commencer à mettre en place des dispositifs alternatifs.
Commençons par la chute du dollar. Pendant la récente panique, les enfants se sont réfugiés dans les jupes de leur mère, même si c'est cette erreur qui était en grande partie responsable de la crise. La valeur du dollar a augmenté. Avec le retour de la confiance, le mouvement s'est inversé. Le dollar s'est donc apprécié de 20 % entre juillet 2008 et mars 2009, avant de reperdre l'essentiel de ce qu'il avait gagné. C'est un symptôme de réussite, et non d'échec.
Des signes plus profonds montreraient-ils que le monde tourne le dos à la monnaie américaine ? Un de nos principaux indicateurs est le prix de l'or, multiplié par quatre depuis le début des années 2000. Pourtant, on ne peut guère se fier à lui en ce qui concerne les risques d'inflation : son dernier pic est survenu en janvier 1980, juste avant que l'inflation ne soit jugulée. L'augmentation du prix de l'or trahit la peur.
Cette peur est loin d'être partagée par tous. Le gouvernement américain peut emprunter à 4,2 % sur trente ans et à 3,4 % sur dix ans. Pendant la crise, les anticipations d'inflation impliquées par l'écart de rendement entre obligations conventionnelles et obligations protégées de l'inflation se sont dissipées. Elles ont réapparu depuis - signe supplémentaire de la réussite des politiques adoptées -, mais elles sont en dessous de ce qu'elles étaient avant la crise. Le danger immédiat, vu les capacités excédentaires aux Etats-Unis et ailleurs, est la déflation, pas l'inflation.
La correction du dollar n'est pas seulement naturelle ; elle est utile. Elle diminuera le risque de déflation aux Etats-Unis et facilitera la correction des déséquilibres mondiaux qui ont contribué à la crise. Je suis d'accord avec Fred Bergsten, du Peterson Institute for International Economics qui, dans un article à paraître, souligne que "les énormes apports de capitaux étrangers aux Etats-Unis (...) ont facilité (...) le surendettement et la sous- tarification du risque" ("The Dollar and the Deficits", Foreign Affairs, nov./déc. 2009). Même ceux qui sont sceptiques à cet égard reconnaissent que les Etats-Unis ont besoin d'une croissance tirée par les exportations.
Enfin, qu'est-ce qui pourrait remplacer le dollar ? A moins et jusqu'à ce que la Chine supprime ses contrôles des changes et développe des marchés financiers profonds et liquides - probablement d'ici une génération -, l'euro restera le seul concurrent sérieux du dollar. Aujourd'hui, 65 % des réserves mondiales sont en dollars, 25 % en euros. Certes, la proportion pourrait varier. Mais l'évolution sera probablement lente. La zone euro a, elle aussi, de forts déficits budgétaires et des dettes. Et le dollar existera encore dans trente ans ; le sort de l'euro est plus incertain.
Mais un système monétaire mondial qui repose sur la monnaie d'un seul pays est problématique, à la fois pour l'émetteur et pour ses utilisateurs.
Dans les années 1960, Robert Triffin, un économiste belgo-américain, soutenait que ce système présentait un défaut majeur : la croissance de la demande mondiale en liquidités entraînera forcément des déficits des dépenses courantes aux Etats-Unis. Et, tôt ou tard, le risque de difficultés monétaires finira par saper la confiance dans la monnaie principale. Ce point de vue - connu sous le terme de "dilemme de Triffin" - s'avéra prémonitoire : le système de Bretton Woods s'est effondré en 1971.
A strictement parler, il serait possible de créer des réserves si le pays émetteur de la monnaie principale empruntait seulement sur le court terme et prêtait seulement à long terme. En pratique, la demande de réserves a généré des déficits des dépenses courantes dans le pays émetteur. Dans un régime de taux de change flottants, il devrait également être inutile de constituer des réserves. Or, après les crises financières des années 1990, les pays émergents ont compris qu'ils devaient compter sur une croissance portée par les exportations et se garantir contre les crises. Résultat : les trois quarts des réserves mondiales en devises ont été constitués durant la seule décennie 2000.
Mais cette recherche même de stabilité risque de générer une instabilité à long terme. Les autorités chinoises s'inquiètent des risques pesant sur leurs vastes réserves en dollars, risques que, en vertu de la logique de Triffin, leur propre politique aggrave. Les responsables américains ont beau psalmodier le mantra du "dollar fort", ils ne font qu'exprimer un souhait sans disposer de l'instrument approprié. La Réserve fédérale (Fed) n'a pas pour fonction de préserver la valeur extérieure du dollar. De leur côté, pour préserver la valeur intérieure de leurs avoirs extérieurs, les décideurs chinois ont pour seul moyen le soutien sans limite au dollar... ce qui compromet la stabilité monétaire intérieure de la Chine, et s'avérera au final nocif pour elle.
A ce stade, les craintes partagées à l'égard de la stabilité monétaire américaine et du rôle extérieur du dollar convergent. Pour s'en garder, l'important est de préserver à la fois l'indépendance de la Fed et la solvabilité budgétaire. Si l'on en venait à redouter que l'un de ces éléments - ou pire, les deux - soit en danger, il pourrait en résulter une crise auto-générée. Le dollar pourrait trébucher et les taux d'intérêt à long terme monter en flèche. Les deux principales conditions préalables d'une stabilité durable sont donc une banque centrale effectivement indépendante et la solvabilité fédérale, deux conditions qui paraissent réalisables par les Etats-Unis.
Est-ce vraiment le cas ? La plupart des analystes partent du principe que la position budgétaire américaine peut être déterminée indépendamment des décisions prises ailleurs. Or, si le secteur privé américain devait se désendetter sur une longue période (et donc dépenser substantiellement moins que ses revenus), et que le reste du monde souhaitait constituer des réserves avec des actifs en dollars, le gouvernement américain deviendrait tout naturellement l'emprunteur de dernier ressort. Un corollaire du dilemme de Triffin est que le rôle international du dollar pourrait, même s'il en avait le désir, compliquer la tâche du gouvernement américain pour gérer avec succès ses affaires budgétaires.
J'en arrive donc à la même conclusion que M. Bergsten : le rôle mondial du dollar ne va pas dans le sens des intérêts des Etats-Unis. L'argumentation en faveur d'un nouveau système est très solide. Cela ne tient pas au fait que le rôle du dollar se trouve aujourd'hui menacé, mais plutôt au fait qu'il met en péril la stabilité intérieure et mondiale. Il est donc grand temps de se mettre en quête de solutions de remplacement.
Cette chronique de Martin Wolf, éditorialiste économique, est publiée en partenariat exclusif avec le "Financial Times".
FT
(Traduit de l'anglais par Gilles Berton.)
Source :
http://www.lemonde.fr/opinions/article/2009/10/19/le-dollar-ce-poison-utile-par-martin-wolf_1255675_3232.html