"Aperçus sur l’ésotérisme Islamique et le Taoïsme" - 1973 - René Guénon
"De toutes les doctrines traditionnelles, la doctrine islamique est peut-être celle où est marquée le plus nettement la distinction de deux
parties complémentaires l’une de l’autre, que l’on peut désigner comme l’exotérisme et l’ésotérisme. Ce sont, suivant la terminologie
arabe, es-shariyah, c’est-à-dire littéralement la « grande route», commune à tous, et el-haqîqah, c’est-à-dire la « vérité» intérieure
réservée à l’élite, non en vertu d’une décision plus ou moins arbitraire, mais par la nature même des choses, parce que tous ne
possèdent pas les aptitudes ou les « qualifications » requises pour parvenir à sa connaissance. On les compare souvent, pour exprimer
leur caractère respectivement « extérieur » et « intérieur », à l’« écorce » et au « noyau » (el-qishr wa el-lobb), ou encore à la
circonférence et à son centre. La shariyah comprend tout ce que le langage occidental désignerait comme proprement « religieux », et
notamment tout le côté social et législatif qui, dans l’Islam, s’intègre essentiellement à la religion ; on pourrait dire qu’elle est avant
tout règle d’action, tandis que la haqîqah est connaissance pure ; mais il doit être bien entendu que c’est cette connaissance qui donne
à la shariyah même son sens supérieur et profond et sa vraie raison d’être, de sorte que, bien que tous ceux qui participent à la
tradition n’en soient pas conscients, elle en est véritablement le principe, comme le centre l’est de la circonférence.
Mais ce n’est pas tout : on peut dire que l’ésotérisme comprend non seulement la haqîqah, mais aussi les moyens destinés à y parvenir
; et l’ensemble de ces moyens est appelé tarîqah, « voie » ou « sentier » conduisant de la shariyah vers la haqîqah. Si nous reprenons
l’image symbolique de la circonférence, la tarîqah sera représentée par le rayon allant de celle-ci au centre ; et nous voyons alors ceci
: à chaque point de la circonférence correspond un rayon, et tous les rayons, qui sont aussi en multitude indéfinie, aboutissent
également au centre. On peut dire que ces rayons sont autant de turuq adaptées aux êtres qui sont « situés » aux différents points de la
circonférence, selon la diversité de leurs natures individuelles ; c’est pourquoi il est dit que « les voies vers Dieu sont aussi
nombreuses que les âmes des hommes » (et-tu-ruqu ila ‘Llahi Ka-nufûsi bani Adam) ; ainsi les « voies » sont multiples, et d’autant
plus différentes entre elles qu’on les envisage plus près de leur point de départ sur la circonférence, mais le but est un, car il n’y a
qu’un seul centre et qu’une seule vérité. En toute rigueur, les différences initiales s’effacent, avec l’ « individualité » elle-même (elinniytah,
de ana, « moi »), c’est-à-dire quand sont atteints les états supérieurs de l’être et quand les attributs (çifât) d’el-abd, ou de la
créature, qui ne sont proprement que des limitations, disparaissent (el-fanâ ou l’ « extinction ») pour ne laisser subsister que ceux
d’Allah (el-baqâ ou la « permanence »), l’être étant identifié à ceux-ci dans sa « personnalité » ou son « essence » (edh-dhât).
L’ésotérisme, considéré ainsi comme comprenant à la fois tarîqah et haqîqah, en tant que moyens et fin, est désigné en arabe par le
terme général et-taçawwuf, qu’on ne peut traduire exactement que par « initiation » ; nous reviendrons d’ailleurs sur ce point pas la
suite. Les Occidentaux ont forgé le mot « çûfisme » pour désigner spécialement l’ésotérisme islamique (alors que taçawwuf peut
s’appliquer à toute doctrine ésotérique et initiatique, à quelque forme traditionnelle qu’elle appartienne) ; mais ce mot, outre qu’il
n’est qu’une dénomination toute conventionnelle, présente un inconvénient assez fâcheux : c’est que sa terminaison évoque presque
inévitablement l’idée d’une doctrine propre à une école particulière, alors qu’il n’y a rien de tel en réalité, et que les écoles ne sont ici
que des turuq, c’est-à-dire, en somme, des méthodes diverses, sans qu’il puisse y avoir au fond aucune différences doctrinale, car « la
doctrine de l’Unité est unique » (et-tawhîdu wâhidun).
Pour ce qui est de la dérivation de ces désignations, elles viennent évidemment du mot çûfî ; mais, au sujet de celui-ci, il y a lieu tout
d’abord de remarquer ceci : c’est que personne ne peut jamais se dire çûfî, si ce n’est par pure ignorance, car il prouve par là même
qu’il ne l’est pas réellement, cette qualité étant nécessairement un « secret » (sirr) entre le véritable çûfî et Allah ; on peut seulement
se dire mutaçawwuf, terme qui s’applique à quiconque est entré dans la « voie » initiatique, à quelque degré qu’il soit parvenu ; mais
le çûfî, au vrai sens de ce mot, est seulement celui qui a atteint le degré suprême. On a prétendu assigner au mot çûfî lui-même des
origines fort diverses ; mais cette question, au point de vue où l’on se place le plus habituellement, est sans doute insoluble : nous
dirions volontiers que ce mot a trop d’étymologies supposées, et ni plus ni moins plausibles les unes que les autres, pour en avoir
véritablement une ; en réalité, il faut y voir plutôt une dénomination purement symbolique, une sorte de « chiffre », si l’on veut, qui,
comme tel, n’a pas besoin d’avoir une dérivation linguistique à proprement parler ; et ce cas n’est d’ailleurs pas unique, mais on
pourrait en trouver de comparables dans d’autres traditions. Quand aux soi-disant étymologies, ce ne sont au fond que des similitudes
phonétiques, qui, du reste, suivant les lois d’un certain symbolisme, correspondent effectivement à des relations entre diverses idées
venant ainsi se grouper plus ou moins accessoirement autour du mot dont il s’agit ; mais ici, étant donné le caractère de la langue
arabe (caractère qui lui est d’ailleurs commun avec la langue hébraïque), le sens premier et fondamental doit être donné par les
nombres ; et, en fait, ce qu’il y a de particulièrement remarquable, c’est que par l’addition des valeurs numériques des lettres dont il es
formé, le mot çûfî a le même nombre que El-Hekmah el-ilahiyah, c’est-à-dire « la Sagesse divine ». Le çûfî véritable est donc celui
qui possède cette Sagesse, ou, en d’autres termes, il est el-ârif bi’ Llah, c’est-à-dire « celui qui connaît par Dieu », car Il ne peut être
connu que par Lui-même ; et c’est bien là le degré suprême et « total » dans la connaissance de la haqîqah (1).
"De toutes les doctrines traditionnelles, la doctrine islamique est peut-être celle où est marquée le plus nettement la distinction de deux
parties complémentaires l’une de l’autre, que l’on peut désigner comme l’exotérisme et l’ésotérisme. Ce sont, suivant la terminologie
arabe, es-shariyah, c’est-à-dire littéralement la « grande route», commune à tous, et el-haqîqah, c’est-à-dire la « vérité» intérieure
réservée à l’élite, non en vertu d’une décision plus ou moins arbitraire, mais par la nature même des choses, parce que tous ne
possèdent pas les aptitudes ou les « qualifications » requises pour parvenir à sa connaissance. On les compare souvent, pour exprimer
leur caractère respectivement « extérieur » et « intérieur », à l’« écorce » et au « noyau » (el-qishr wa el-lobb), ou encore à la
circonférence et à son centre. La shariyah comprend tout ce que le langage occidental désignerait comme proprement « religieux », et
notamment tout le côté social et législatif qui, dans l’Islam, s’intègre essentiellement à la religion ; on pourrait dire qu’elle est avant
tout règle d’action, tandis que la haqîqah est connaissance pure ; mais il doit être bien entendu que c’est cette connaissance qui donne
à la shariyah même son sens supérieur et profond et sa vraie raison d’être, de sorte que, bien que tous ceux qui participent à la
tradition n’en soient pas conscients, elle en est véritablement le principe, comme le centre l’est de la circonférence.
Mais ce n’est pas tout : on peut dire que l’ésotérisme comprend non seulement la haqîqah, mais aussi les moyens destinés à y parvenir
; et l’ensemble de ces moyens est appelé tarîqah, « voie » ou « sentier » conduisant de la shariyah vers la haqîqah. Si nous reprenons
l’image symbolique de la circonférence, la tarîqah sera représentée par le rayon allant de celle-ci au centre ; et nous voyons alors ceci
: à chaque point de la circonférence correspond un rayon, et tous les rayons, qui sont aussi en multitude indéfinie, aboutissent
également au centre. On peut dire que ces rayons sont autant de turuq adaptées aux êtres qui sont « situés » aux différents points de la
circonférence, selon la diversité de leurs natures individuelles ; c’est pourquoi il est dit que « les voies vers Dieu sont aussi
nombreuses que les âmes des hommes » (et-tu-ruqu ila ‘Llahi Ka-nufûsi bani Adam) ; ainsi les « voies » sont multiples, et d’autant
plus différentes entre elles qu’on les envisage plus près de leur point de départ sur la circonférence, mais le but est un, car il n’y a
qu’un seul centre et qu’une seule vérité. En toute rigueur, les différences initiales s’effacent, avec l’ « individualité » elle-même (elinniytah,
de ana, « moi »), c’est-à-dire quand sont atteints les états supérieurs de l’être et quand les attributs (çifât) d’el-abd, ou de la
créature, qui ne sont proprement que des limitations, disparaissent (el-fanâ ou l’ « extinction ») pour ne laisser subsister que ceux
d’Allah (el-baqâ ou la « permanence »), l’être étant identifié à ceux-ci dans sa « personnalité » ou son « essence » (edh-dhât).
L’ésotérisme, considéré ainsi comme comprenant à la fois tarîqah et haqîqah, en tant que moyens et fin, est désigné en arabe par le
terme général et-taçawwuf, qu’on ne peut traduire exactement que par « initiation » ; nous reviendrons d’ailleurs sur ce point pas la
suite. Les Occidentaux ont forgé le mot « çûfisme » pour désigner spécialement l’ésotérisme islamique (alors que taçawwuf peut
s’appliquer à toute doctrine ésotérique et initiatique, à quelque forme traditionnelle qu’elle appartienne) ; mais ce mot, outre qu’il
n’est qu’une dénomination toute conventionnelle, présente un inconvénient assez fâcheux : c’est que sa terminaison évoque presque
inévitablement l’idée d’une doctrine propre à une école particulière, alors qu’il n’y a rien de tel en réalité, et que les écoles ne sont ici
que des turuq, c’est-à-dire, en somme, des méthodes diverses, sans qu’il puisse y avoir au fond aucune différences doctrinale, car « la
doctrine de l’Unité est unique » (et-tawhîdu wâhidun).
Pour ce qui est de la dérivation de ces désignations, elles viennent évidemment du mot çûfî ; mais, au sujet de celui-ci, il y a lieu tout
d’abord de remarquer ceci : c’est que personne ne peut jamais se dire çûfî, si ce n’est par pure ignorance, car il prouve par là même
qu’il ne l’est pas réellement, cette qualité étant nécessairement un « secret » (sirr) entre le véritable çûfî et Allah ; on peut seulement
se dire mutaçawwuf, terme qui s’applique à quiconque est entré dans la « voie » initiatique, à quelque degré qu’il soit parvenu ; mais
le çûfî, au vrai sens de ce mot, est seulement celui qui a atteint le degré suprême. On a prétendu assigner au mot çûfî lui-même des
origines fort diverses ; mais cette question, au point de vue où l’on se place le plus habituellement, est sans doute insoluble : nous
dirions volontiers que ce mot a trop d’étymologies supposées, et ni plus ni moins plausibles les unes que les autres, pour en avoir
véritablement une ; en réalité, il faut y voir plutôt une dénomination purement symbolique, une sorte de « chiffre », si l’on veut, qui,
comme tel, n’a pas besoin d’avoir une dérivation linguistique à proprement parler ; et ce cas n’est d’ailleurs pas unique, mais on
pourrait en trouver de comparables dans d’autres traditions. Quand aux soi-disant étymologies, ce ne sont au fond que des similitudes
phonétiques, qui, du reste, suivant les lois d’un certain symbolisme, correspondent effectivement à des relations entre diverses idées
venant ainsi se grouper plus ou moins accessoirement autour du mot dont il s’agit ; mais ici, étant donné le caractère de la langue
arabe (caractère qui lui est d’ailleurs commun avec la langue hébraïque), le sens premier et fondamental doit être donné par les
nombres ; et, en fait, ce qu’il y a de particulièrement remarquable, c’est que par l’addition des valeurs numériques des lettres dont il es
formé, le mot çûfî a le même nombre que El-Hekmah el-ilahiyah, c’est-à-dire « la Sagesse divine ». Le çûfî véritable est donc celui
qui possède cette Sagesse, ou, en d’autres termes, il est el-ârif bi’ Llah, c’est-à-dire « celui qui connaît par Dieu », car Il ne peut être
connu que par Lui-même ; et c’est bien là le degré suprême et « total » dans la connaissance de la haqîqah (1).