(Fathegarh Sahib, Pendjab) S'ils avaient pu se payer une échographie, cela ne se serait pas passé comme ça. Elle aurait subi un avortement, comme des millions d'autres femmes dans cette région du monde. Et la vie aurait repris son cours.
Plus tard, elle serait tombée à nouveau enceinte, dans l'espoir, cette fois, de concevoir un garçon.
Mais Karamjit Kaur et Chand Singh n'avaient pas les 10 000 roupies (200$) exigées par le médecin pour leur révéler le sexe de l'enfant à naître. Alors, quand Karamjit a accouché d'une fille - sa quatrième - ce fut tout sauf une heureuse surprise. Ce fut une catastrophe.
Un fardeau de plus en plus lourd. Une autre fille à élever, avant qu'elle quitte la maison pour servir son mari et ses beaux-parents. Une dot de plus à payer. Une perte sèche.
Chand ne pouvait le supporter. Après l'accouchement, il est rentré de l'hôpital à moto. Derrière lui, sa femme tenait leur nouveau-né dans ses bras. Juste avant d'entrer au village, il s'est arrêté sur le pont qui enjambe la rivière.
Il a dit à sa femme: «Jette le bébé à la rivière, sinon c'est moi qui m'y jetterai.» Karamjit s'est dit qu'elle ne pourrait jamais survivre sans lui. Pas avec trois filles à nourrir.
Elle est rentrée à la maison les mains vides.
»Tout le monde veut un garçon»
Chand et Karamjit n'ont pas renoncé à avoir un fils. Le prochain sera le bon, espèrent-ils. «Tout le monde veut un garçon. Il s'occupera de nous jusqu'à la fin de nos jours», dit Chand.
Si le mauvais sort s'acharne, s'ils ont une autre fille, ils la donneront en adoption. «Nous ne ferons pas la même erreur. C'est assez. C'est assez», répète sa femme, mal à l'aise. Plus jamais la rivière n'emportera l'un de ses enfants.
Si le couple avait eu de l'argent, tout aurait été si différent, plaide Chand. «Ma femme aurait passé des échographies. Nous n'aurions pas eu nos trois premières filles», laisse-t-il tomber.
À ses côtés, les petites écoutent leur père sans dire un mot.
Nous sommes dans un village du district de Fathegarh Sahib, à une heure de route de Chandigarh, la capitale du Pendjab. Dans cet État du nord de l'Inde, des familles sont prêtes à tout pour avoir un garçon. Parfois même à sacrifier leurs filles.
Ici comme en Chine, des fillettes, victimes d'une préférence ancestrale pour les garçons, sont abandonnées, négligées ou tuées à la naissance. D'autres sont privées de soins médicaux, alors que leurs frères sont couvés, soignés, bien nourris.
Mais ce qui était autrefois un problème circonscrit a explosé avec l'arrivée, il y a 20 ans, d'une technologie bon marché: les machines à ultrasons, qui permettent de déterminer le sexe du foetus avant même que le ventre ne commence à s'arrondir.
Désormais, les parents qui veulent absolument un fils - mais à qui l'idée de tuer leur bébé n'a jamais même effleuré l'esprit - choisissent l'avortement par millions.
Le phénomène ne se limite pas aux villages pauvres et reculés. Au contraire, plus les familles sont riches et éduquées, plus le déséquilibre entre les sexes est marqué, constate Puneet Bedi, obstétricien de New Delhi.
Le fait que les foetus féminins soient éliminés dans l'utérus ne rend pas la pratique moins cruelle à ses yeux. «L'infanticide a été pratiqué, sous certaines formes, dans l'histoire de l'Inde et de la Chine. Mais jamais à cette échelle. Autrefois, c'était le fait de tribus barbares, de nomades. Aujourd'hui, c'est celui de gens ordinaires, de médecins, d'ingénieurs et d'avocats.»
Le monde, dit-il, assiste en ce moment à rien de moins qu'un «gynécide»: le meurtre de masse de petites filles.
«Les filles ne font que naître»
La maison ne compte qu'une pièce sombre, meublée d'un lit sans matelas. Urmila Devi parle d'une voix douce, presque inaudible dans l'étourdissante rumeur de la rue, alertée par la présence de journalistes étrangers chez elle.
La voix est douce, mais l'histoire que raconte la jeune femme est dure. Très dure. Des curieux se sont postés jusque sur les toits dans l'espoir d'entendre des bribes de l'entrevue. Angoori, la belle-mère d'Urmila, s'est brusquement frayé un chemin à l'intérieur. Elle ne veut pas manquer un mot de ce que raconte sa bru.
C'est elle qui a forcé Urmila à subir une échographie quand elle est tombée enceinte pour la seconde fois. Quand elle a appris que sa bru portait des jumelles, c'est encore elle qui lui a ordonné de se faire avorter. «J'ai déjà une petite fille, explique Urmila. J'en aurais eu trois, et nous sommes pauvres. Nous devions le faire. Ma fille a besoin d'un frère.»
Sa belle-mère intervient sèchement: «Les garçons sont indispensables. Ils sont attendus. Les filles ne font que naître. Dieu ne fait que les jeter sur notre chemin, mais tout le monde veut des garçons!»
Urmila et sa famille habitent un village du district de Baghpat, dans l'Uttar Pradesh, à deux heures de route de la capitale, New Delhi. Depuis un an, on y a recensé la naissance de 12 267 garçons contre 8019 filles.
Dans ce seul district, plus de 4000 fillettes manquent donc à l'appel. La conclusion est brutale: le tiers des femmes enceintes d'une fille ont subi un avortement.
«Cela fait plus d'une génération qu'on élimine les filles dans cette région, se désole Sabu George, un militant de New Delhi qui nous sert de guide dans les villages du district. Aujourd'hui, les conséquences sont visibles. Dans les villages, il y a beaucoup d'hommes célibataires.»
Des hommes comme Shir Kumar Yadav. Pendant 10 ans, il a cherché une fille à marier. À 30 ans, il est sur le point de jeter l'éponge. «Je n'ai plus espoir de trouver qui que ce soit.» Il songe à acheter une femme d'un autre État. Dans son village, il connaît deux hommes qui l'ont fait. Comme lui, des milliers d'hommes sont prêts à payer 10 0000 roupies (2000$) pour «importer» une fille des États les plus pauvres.
«Il n'y a aucun doute que le phénomène exacerbe le trafic de femmes en Inde. Après avoir fait des enfants, certaines sont revendues à d'autres hommes, raconte M. George. Des femmes achetées m'ont dit que si elles ne voulaient pas de filles, c'est pour ne pas qu'elles aient à vivre le même enfer.»
Des noms comme des punitions
Quand Parvinder Kaur est tombée enceinte, son beau-père lui a dit que si elle lui donnait un garçon, il organiserait une grande fête. Elle a eu une fille. Il n'y a pas eu de fête. Seulement des coups. Rejetée par sa belle-famille, Parvinder n'a pas eu d'autre choix que de retourner vivre chez ses parents, dans un village du Pendjab, son bébé de 12 jours entre les bras. «Ici, on ne veut pas de filles. C'est un fardeau», se désole-t-elle.
«Élever une fille, c'est arroser le jardin des voisins», dit une citation hindoue. La préférence pour les garçons est si ancrée qu'une bénédiction traditionnelle de mariage souhaite «Que Dieu vous donne huit garçons» aux nouveaux époux.
Certains parents, frustrés de ne pas avoir donné naissance à un fils, baptisent leurs filles de noms terribles, comme Mafi (Désolée) ou Dhapu (Assez), pour celle de trop.
La fille de Parvinder Kaur a grandi. Aujourd'hui, c'est une gamine de 7 ans, vive et enjouée. Sa mère a choisi de l'appeler Muskaan. En punjabi, cela signifie «Rire».
***
EN CHIFFRES
> 200 millions de femmes manquent à l'appel dans le monde. Elles seraient vivantes si elles avaient eu droit au même traitement que les hommes. Elles ont été victimes d'avortement sélectif, d'infanticide, d'abandon ou de négligence.
Source: Nations unies
> 12 millions: nombre de foetus féminins supprimés en Inde, en raison de leur sexe, de 1980 à 2010.
Source: The Lancet
> Naissances de filles pour 1000 garçons en Inde:
976 En 1961
914 En 2011
Source: Recensement indien
> 2,2 millions de femmes disparaissent chaque année en Inde.
> 100 000 femmes meurent brûlées, souvent par leur propre mari, qui souhaite obtenir une seconde dot en se mariant de nouveau
http://www.lapresse.ca/international/asie-oceanie/201305/25/01-4654382-histoire-dun-gynecide.php